à Fernei 3 février 1776
Je vous écris monsieur de ma main faible et tremblante de quatre-vingt deux ans pour vous dire que je lus ces jours passez dans deux journaux accrédités l'annonce d'une édition in octavo de mes prétendus ouvrages en quarante volumes avec des estampes et des encadrures etc. chez Bardin libraire à Geneve.
J'envoiai chercher cette édition et je fus bien étonné d'y trouver quatre tomes entiers remplis de pièces que non seulement je n'ai jamais faites, mais que je voudrais n'avoir jamais lues. Ce sont des rapsodies contre la relligion chrétienne et contre les mœurs, qu'aucun gouvernement ne peut tolérer. Retenu au lit depuis près de six moix par des maladies qui me mènent au tombeau j'ai fait prier un magistrat de Geneve de parler à ce Bardin. Il a répondu que c'était Crammer qui avait fait cette édition et qu'il lui en avait acheté plusieurs exemplaires. Je ne puis croire que mr Crammer mon ami à qui je fis présent de tous mes véritables ouvrages il y a plus de vingt ans ait été capable de me jouer un tour si sanglant. On ajoute que vous en faites venir quelques ballots. Je crois encor moins que vous vous chargiez d'une si détestable marchandise. Le Roi maintient la relligion et la décence dans son roiaume, les chefs de la magistrature sont sévères. Vous risqueriés de vous perdre; et votre fortune entière ne serait pas la seule chose que vous hazarderiés. Vous êtes un honnête homme qui ne devez pas vous exposer aux extrémités les plus funestes pour un méchant livre. S'il est vrai que vous en aiés pris quelques exemplaires, je vous conseille de les renvoier à ce malheureux Bardin ou à Crammer, si vous avez traitté avec Crammer. Vous sentés combien je dois m'élever, moi et toutte ma famille, contre cette édition infâme qu'on ose débiter sous mon nom avec tant d'impudence. Ce n'est pas icy une petite brochure sans conséquence, c'est une bibliotèque entière, qui vous ruinerait si vous aviez un privilège, et qui vous perdra sûrement si vous êtes soupçonné de la vendre. C'est le feu qui est à votre maison. Il faut l'abbatre si vous ne voulez qu'elle vous brûle.
Excusés ma juste douleur. Elle part d'un cœur qui vous aime.
V. t. h. ob. sr
Voltaire