1776-03-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Marmontel.

Mon très cher confrère, mon ancien et véritable ami, vous ornez de belles fleurs mon tombeau; je n'ai jamais été si malade; mais aussi je n'ai jamais été si consolé, ni si sensiblement touché qu'en lisant vos beaux vers récités à l'académie.
Quand nos Frérons, nos Cléments nos Sabotiers s'acharnent sur les restes de vôtre ami vous embeaumez ces restes, et vous les préservez de la dent de ces monstres. Il n'y a point de mort plus heureux que moi.

Conservez moi, mon cher ami, une partie de ces sentiments tant que vous vivrez. Je suis si bien mort, que je ne savais pas que Mlle Clairon fût à Paris. Je vous trouve bien heureux l'un et l'autre de vous être raprochés; vous êtes faits l'un pour l'autre; son mérite est encor au dessus de ses talents. Si j'éxistais, je voudrais bien me trouver en tiers avec vous. La Littérature et un cœur noble sont le véritable charme de la société. J'entends dire que dans Paris tout est faction, frivolité, et méchanceté. Heureux les honnêtes gens qui aiment les arts, et qui s'éloignent du tumulte! Il faut espérer que Sésostris dissipera toutes ces cabales affreuses qui persécutent l'innocence et la vertu. Ce sage Egiptien doit écarter les crocodiles. J'aprends que vous en avez un très grand nombre sur les bords de la Seine; mais vous ne vivez qu'avec vos pareils qui sont les Cignes de Mantoue.

Made Denis a eu une maladie de six mois, et n'est pas encor parfaitement rétablie. Nos étés sont délicieux, mais nos hivers sont horribles. Si le can[ton] d'Allemagne où Mlle Clairon règne, est dans un pare[il] climat, elle a bien fait de le quitter. Je lui souhaitte, comme à vous, des jours heureux. Je ne demandais autrefois pour moi que des jours tolérables, qui sont très difficiles à obtenir.

Adieu, mon cher ami, je vous serre entre mes faibles bras; et ma momie salue très humblement la figure vivante de Mademoiselle Clairon.

V.