1754-08-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange, les eaux de Plombieres ne sont pas si souveraines puis-qu'elles donnent des coliques à mde d'Argental, et qu'elles m'ont attaqué violemment la poitrine.
Mais peut-être aussi que tout cela n'est point l'effet des eaux. Qui sait d'où viennent nos maux et notre guérison? Au moins les médecins n'en savent rien. Ce qui est sûr c'est que Plombieres a fait pendant 15 jours le bonheur de ma vie, et vous savez tous deux pourquoi. Cette année doit m'être heureuse. Je vous remercie pour Marianne et surtout pour Rome. Les comédiens sont de grands butors. S'ils ne savent pas faire copier les rôles voulez vous que je vous envoie l'imprimé? Dites comment, et il partira. Nos magots de la Chine n'ont pas réussi. J'en ai fait cinq. Cela est à la glace, allongé, ennuyeux. Il ne faut pas faire un Versailles de Trianon. Chaque chose a ses proportions. Nous avons trouvé, mde Denis et moi les cinq pavillons réguliers, mais il n'y a pas moyen d'y loger. Les appartements sont trop froids. Nous avons été confondus du mauvais effet que fait l'art détestable de l'amplification. Alors je n'ai eu de ressource que d'embellir trois corps de logis. J'y ai travaillé avec ce courage que donne l'envie de vous plaire. Enfin nous sommes très contents. Ce n'est pas peu que je le sois, je vous réponds que je suis aussi difficile qu'un autre. J'ose vous assurer que c'est un ouvrage bien singulier et qu'il produit un puissant intérêt depuis le premier vers jusqu'au dernier. Il vaut mieux certainement donner quelque chose de bon en trois actes que d'en donner cinq insipides pour se conformer à l'usage. Il me semble qu'il serait très à propos de faire jouer cette nouveauté immédiatement avant le voyage de Fontainebleau, supposé que l'ouvrage vous paraisse aussi passable qu'à nous, supposé que cela ne fasse aucun tort à Rome sauvée, supposé encore qu'on ne trouve dans nos chinois rien qui puisse donner lieu à des allusions malignes. J'ai eu grand soin d'écarter toute pierre de scandale. Le conquérant tartare serait à merveille entre les mains de Lekain; Lanoue a assez l'air d'un lettré chinois ou plutôt d'un magot; c'est grand dommage qu'il ne soit pas cocu. Idamé est coupée sur la taille de mlle Clairon. Peut-être les circonstances présentes seraient favorables. En tout cas je vais faire transcrire l'ouvrage; indiquez moi la façon de vous l'envoyer par la poste.

Ce que vous me mandez mon cher ange de mon 3e volume me fait un extrême plaisir. Plus il sera lu et plus les gens raisonnables seront indignés contre le brigandage et l'imposture qui m'ont attribué les deux premiers; ils seront bientôt prêts à paraître de ma façon. Il ne me faut pas six mois pour que tout l'ouvrage soit fini pour peu que j'aie, je ne dis pas une santé, mais une langueur tolérable. Je ne demande pour travailler beaucoup qu'à ne pas souffrir beaucoup. Tout cela sera sans préjudice de Zulime, sur laquelle j'ai toujours de grands desseins. Voilà toute mon âme mise aux pieds de mes anges.

Vous pouvez donc à présent aller à la comédie? Le ciel en soit béni! Daignez donc faire mes compliments à Hérode quand vous le rencontrerez dans le foyer. Pardon de la liberté grande. Mde Denis vous fait les siens très tendrement. Elle s'est faite garde-malade. Elle travaille dans son infirmerie et moi dans la mienne. Nous sommes deux reclus. Quand on ne peut vivre avec vous, il ne faut vivre avec personne. Adieu mes anges, mes magots chinois et moi nous sommes à vos ordres. Je vous salue en Confucius et je m'incline devant votre doctrine, m'en rapportant à votre tribunal des rites.

V.