1755-10-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Tout va de travers dans ce monde mon cher ange.
Il m'est mort un petit suisse charmant qui m'avait fait avoir une maison assez agréable auprès de Lauzanne, me l'avait meublée, ajustée et qui m'y attendait avec sa femme. J'allais à cette maison où j'avais fait porter mes livres. Je comptais y travailler à votre orphelin. Mon suisse est mort dans ma maison. Ses effets étaient confondus avec les miens. J'ai été très affligé, très dérangé, je n'ai pas pu faire un vers. Vous ne savez pas vous autres conseillers d'honneur ce que c'est que de faire bâtir en Suisse en deux endroits à la fois, de planter et de changer des vignes en pré et de faire venir de l'eau dans un terrain sec, pendant qu'on a une histoire générale sur les bras et une maudite pucelle qui court le monde en dévergondée et un petit suisse qui s'avise de mourir chez vous. Faites comme il vous plaira avec votre orphelin, il n'a de père que vous. Il me faudrait un peu de temps pour le retoucher à ma fantaisie. Je suis toujours dans l'idée qu'il faut parler de Confucius dans une pièce chinoise. Les petits changements que je ferais à présent ne produiraient pas un grand effet. C'est melle Clairon qui établit tout le succès de la pièce. On dit que Lekain a joué à Fontainebleau plus en goujat qu'en tartare, qu'il n'est ni noble, ni amoureux, ni terrible, ni tendre et que Sarrazin a l'air d'un vieux sacristain de pagode. J'aurais beau mettre dans leur bouche les vers de Cinna et d'Athalie, on ne s'en apercevrait pas. J'ai besoin d'une inspiration de quinze jours pour rapiécer ou rapiéceter mon drame; nos histrions seraient quinze autres jours à remettre le tout au théâtre, et je ne serais pas sûr du succès. Vous avez fait réussir mes magots avec tous leurs défauts, mon cher et respectable ami, vous les ferez supporter de même. Je ne les ai imprimés que pour aller au devant de la pucelle qu'on vend partout. Il fallait absolument désavouer ces abominables copies qui courent dans l'Europe. J'ai besoin d'un peu de repos dans ma vieillesse et dans une vieillesse infirme qui ne résisterait pas à des chagrins nouveaux. Ma lettre à Jean Jacques a fait un assez bon effet, du moins dans les pays étrangers, mais je crains toujours les langues médisantes du vôtre.

Comptez, mon divin ange, que le génie poétique ne s'accommode pas de toutes ces tribulations. Ce maudit Lambert parle toujours de réimprimer presto mes sottises non corrigées. Il ne veut point attendre. Il a grand tort de toutes façons. C'est encore là une de mes peines. Encore si on pouvait bien digérer! mais avoir toujours mal à l'estomac, craindre les rois et les libraires et les pucelles! On n'y résiste pas. Etes vous content de Cadix? pour moi j'en suis horriblement mécontent.

Que diable viennent faire à Geneve au mois de novembre deux petits poètes de Paris? Mais qu'y fais je moi? Le roi de Prusse m'a fait mille compliments et me demande de nouveaux chants de la pucelle. Il a le diable au corps. Comment va le pied de mde d'Argental? Je suis à ses pieds. Adieu divin ange.

V.