1755-09-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Voici, mon cher monsieur, une petite anecdote littéraire assez singulière.
Monsieur le conseiller de Bonstetten et moi nous sommes les seuls qui ayons eu l'idée de parler de Confucius dans l'Orphelin de la Chine, d'étonner et de confondre un Tartare (et il y a beaucoup de Tartares en ce monde) par l'exposition de la doctrine aussi simple qu'admirable de cet ancien législateur. Il était impossible de faire paraître Confucius lui même du temps de Gengiskan, puisque ce philosophe vivait six cents ans avant Jésus Christ. Mais ma première attention avait été de représenter Zamti comme un de ses descendants, et de faire parler Confucius en lui. On me fit craindre le ridicule que le parterre de Paris attache presque toujours aux choses extraordinaires, et surtout à la sagesse. Je me privai de cette source de vraies beautés dans une pièce qui, étant pleine de morale et dénuée de galanterie, courait grand risque de déplaire à ma nation. La faveur qu'elle a obtenue m'enhardit, mais m'enhardit trop tard. Je vis tout ce qui manquait à cet ouvrage quand il fut imprimé. Je repris mes anciennes idées, et j'y travaillais quand je reçus votre lettre du 26 septembre. J'ai déjà corrigé tant de choses à la pièce, que je ne craindrais point de la refondre pour professer hardiment la morale de Confucius dans mon sermon chinois. Tous ceux à qui j'ai fait part de cette entreprise l'ont approuvée avec transport. Mais monsieur de Bonstetten est le seul qui ait eu le mérite de l'invention. Je ne peux m'empêcher d'admirer la justesse et la force de l'esprit d'un homme qui, occupé de choses si différentes, trouve tout d'un coup, à la seule lecture d'une tragédie, la beauté essentielle qui devait caractériser la pièce. Voilà bien un nouveau motif qui m'attache à Berne, et qui me donne de nouveaux regrets. Je ne peux aller à Monrion que j'ai cédé pour longtemps à m. de Gies et à sa famille. Qu'il y rétablisse sa santé; qu'il y demeure tant qu'il voudra, ma maison est à lui. Je suis d'ailleurs plus malade que jamais à mes prétendues Délices. Et depuis quelques jours, je me trouve dans l'impuissance totale de travailler.

Il est vrai, mon cher philosophe, que je badinais à trente ans. J'avais traduit le commencement de cet Hudibras, et peut-être cela était il plus plaisant que celui dont vous me parlez. Pour cette pucelle d'Orléans, je vous assure que je fais bien pénitence de ce péché de jeunesse. Je vous enverrai mon péché, si j'en avais une copie. Je n'en ai aucune; mais j'en ferai venir de Paris incessamment, et uniquement pour vous. Vous la lirez à votre loisir avec des amis philosophes. Dulce est desipere in loco.

Je vous remercie tendrement d'avoir fait connaître à m. de Tressan la vérité. Bousquet n'est pas digne d'avoir affaire à un homme comme vous, et d'imprimer vos ouvrages: ne pourrais je trouver à Genève un libraire qui me convînt? N'avez vous pas une imprimerie à Berne? Il faut du stoïcisme dans plus d'une occurrence. Mais je n'adopte des stoïques que les principes qui laissent l'âme sensible aux douceurs de l'amitié, et qui avouent que la douleur est un mal. Passer sa vie entre la calomnie et la colique est un peu dur. Mais l'étude et l'amitié consolent. Adieu, monsieur. Vous faites une de mes plus grandes consolations. Conservez moi les bontés que vous m'avez acquises de monsieur et de made de Freudenrick; vous sentez que je suis déjà bien attaché à m. de Bonstetten par estime et par amour propre. Mes respects je vous en prie à ces messieurs, à monsieur l'avoyer et à m. le colonel Jenner. Je suis à vous tendrement pour ma vie.

V.