1755-10-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

La mort de monsieur de Gies me pénètre de douleur.
Me voylà banni pour quelque temps de ma maison où il est mort. Ah mon cher monsieur qui peut compter sur un moment de vie! Je n'ay jamais vu une santé plus brillante que celle de ce pauvre Gies. Il laisse une veuve désolée, un enfant de six ans, et peutêtre une fortune délabrée. Car il commençait, il avait semé, et il meurt sans receuillir. Nous sommes environnez tous les jours de ces exemples. On dit, il est mort; et puis, serre la file; et on est oublié pour jamais. Je n'oublierai point mon pauvre Gies ny sa famille. Il m'était attaché; il m'avait rendu mille petits services. Je ne retrouverai à Lauzane personne qui le remplace. Je vois qu'il faudra remettre au printemps mon voiage de Berne. C'est être bien hardy que de compter sur un printemps.

Ce capucin digne ou indigne, a été proposer à Francfort son manuscrit de la pucelle à un libraire nommé Eslinger. Mais il en a demandé un prix si exhorbitant que le libraire n'a point accepté le marché. Il est allé faire imprimer sa drogue ailleurs. Je crois qu'il la dédiera à saint François.

Une grande dame d'Allemagne m'a mandé qu'elle avait un exemplaire imprimé de cette ancienne rapsodie. Il faut que ce ne soit pas celle de Maubert, car elle prétend que l'ouvrage n'est pas trop malhonête, et qu'il n'y a que les âmes dévotes à st Denis, à st George et à st Dominique qui puissent en être scandalisées. Dieu le veuille. Cet ouvrage quel qu'il soit, jure bien avec l'état présent de mon âme.

Singula de nobis anni prædantur euntes.

Je ne connais plus que la retraitte et l'amitié. Que ne pui-je jouir avec vous de l'une et de l'autre! Je vous embrasse bien tendrement.

V.