1755-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

De nouvaux contretemps très tristes, mon cher monsieur, me privent cette année du plaisir que je me préparais de venir vous embrasser à Berne.
Je partais pour Monrion, lors qu'un courier dépêché par made de Gies, femme de mon banquier, vint m'aprendre que son mari était à la mort dans ma maison que je luy a prétée et où je venois d'envoyer tout mon petit bagage. Ce mr de Gies est non seulement mon banquier, mais mon ami. Je n'ay senti que l'affliction que me cause son triste état. S'il en réchape sa convalescence sera longue, et je luy laisse de grand cœur ma maison, où il est avec toutte sa famille. Si nous le perdons, ce seront encor de très grands embarras joints à ma douleur. La vie est remplie de ces traverses, jusqu'au dernier moment. Ma santé est toujours très languissante. Il n'y a de consolation que dans une résignation entière à la volonté d'un être suprême. Quel cruel contraste entre ces réflexions, et la guaité un peu indécente de ces anciens fragments de la pucelle, qu'on assure être imprimez? Cette nouvelle achève de me désespérer. Je vous prie monsieur de vouloir bien présenter mes respects à monsieur le colonel Genner, aussi bien qu'à Monsieur le Banderet de Freudenrick.

Vous ignorez peutêtre que le conseil de Geneve a fait un réquisitoire à celuy de Lauzane pour se faire représenter le mémoire scandaleux et calomnieux du nommé Grasset. Le libraire Bousquet a été obligé de donner l'original de ce mémoire, sur la lecture du quel le conseil de Geneve a décerné un décret de prise de corps contre Grasset. Je ne pouvais, ce me semble, avoir une meilleure réfutation. Mais enfin cette affaire est toujours désagréable. Oserais-je vous supplier de faire parvenir cette nouvelle à mr le secrétaire de votre consistoire qui m'a paru être informé du mémoire de Grasset, et de l'effet dangereux qu'il pouvait produire? Madame Denis vous fait mille compliments. Je vous suis tendrement attaché à la vie et à la mort.

VE.