1755-09-26, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

J'allais à Monrion, mon cher philosphe, je venais vous embrasser, je jouissais par avance des consolations de votre commerce aussi sûr que délicieux; j'étais déjà en route, j'avais couché à Prangins, lorsque madame de Giez m'apprend par un courrier le danger où est son mari.
J'aime mr de Giez véritablement. Je lui ai confié une partie de mes affaires, il m'a paru avoir toute la bonne foi de votre pays, je serais inconsolable de sa perte. Il est dans ma maison avec toute sa famille, je ne regrette point d'en être privé s'il peut y retrouver sa santé; je voudrais n'y être que pour lui donner des secours; mais je suis retombé dans mes maux ordinaires, et me voici malade auprès de Genève, tandis que tout mon petit bagage est auprès de Lausanne. La vie n'est qu'un contretemps perpétuel, heureuse encore quand elle n'est qu'un contretemps. Vous avez dû recevoir, mon cher ami, une exemplaire de l'Orphelin de la Chine par la voie de mr Galatin, directeur des postes de Genève, qui s'est chargé de vous le faire parvenir. Il est bien triste que cette maudite pucelle paraisse après trente ans dans le monde à côté d'ouvrages sérieux, et pleins de morale; c'est un contraste qui afflige ma vieillesse.

Vous savez que, sur le réquisitoire du conseil de Genève, Bousquet a été obligé de donner l'original de ce mémoire scandaleux et calomnieux de G***qu'il avait répandu dans Lausanne. Le conseil de Genève vient de donner un décret de prise de corps contre G***. C'est là une réfutation assez authentique; mais il est triste d'en avoir eu besoin.

Je me flatte que Bousquet sera assez sage pour ne plus se servir d'un pareil homme.

Adieu, jusqu'au moment où je pourrai enfin jouir de Monrion, et de votre société. Adieu mon cher philosophe, madame Denis et moi nous présentons nos obéissances à celle qui fait le bonheur de votre vie, et à qui vous le rendez si bien.

Voltaire