1777-11-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Vôtre Lettre du 12e 9bre mon très cher confrère, m'apprend les petites persécutions que nôtre compagnie éssuie.
J'ai d'ailleurs été informé des petites tracasseries qu'on m'a faittes auprès de Mr De Chabanon. On a voulu le rendre mon ennemi en le rendant mon confrère, lui que j'ai toujours reçu chez moi avec la plus tendre amitie. Celà est bien injuste, mais peut-on attendre des hommes autre chose que des injustices?

Songez à vous, mon cher confrère; mettez les derniers fleurons à vos couronnes par les Barmecides et les Menzicof. Pour moi j'ai la folie de faire jouer à Ferney des Tragédies de province faittes par un vieillard de quatre vingt quatre ans. Celà nous amuse un moment par la râreté du fait, Dulce est desipere in loco. C'est le marriage de Mr De Villette, très connu de vous, qui nous vaut ces bouffoneries. Il est venu nous voir et nous l'avons marié pour lui faire les honneurs de la maison. Il épouse une jeune et belle demoiselle, fille d'un officier des gardes que nous avions chez nous. Cette demoiselle n'a d'autre dot que sa beauté et sa sagesse. Mr De Villette qui possède quarante à cinquante mille écus de rente, fait un très bon marché. Pour moi je reste seul dans mon lit et j'y radote en vers et en prose.

Je vous envoie un ouvrage plus sérieux que nos drames de Ferney. Vous devez vous y intéresser, mon cher confrère, non pas en qualité d'académicien, mais en qualité de Suisse du païs de Vaud; car enfin, vous êtes mon compatriote. Je suis membre d'une société de Berne. Un des membres de la société a donné cinquante Louis, et moi cinquante autres pour un prix qui sera adjugé à celui qui aura fourni la meilleure méthode de corriger l'abominable loi criminelle reçue en France et dans plusieurs états de l'Allemagne. Nous venons au secours de l'humanité et de la raison bien cruellement traitées. Si vous connaissez quelque jeune candidat de la chicane à qui vous vous intéressiez, et à qui vous vouliez faire gagner cent Louis d'or, donnez lui ce programme à lire, et faittes lui gagner le prix, à moins que vous ne vouliez nous faire l'honneur de le gagner vous même. Vous verrez dans ce programme des choses que vous connaissez, et qui doivent faire dresser les cheveux à la tête de tous les honnêtes gens. Je voudrais que les grands juges de toutes choses, les D'Alembert et les Condorcet, eussent le temps de lire nôtre programme Bernois.

Adieu, mon cher confrère, combattez, triomphez et prospérez.

V.