1776-05-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Mon cher ami, il n'y avait que vôtre promotion au fauteuil qui pût me consoler de la perte que tous les vrais philosophes et tous les bons citoiens viennent de faire.
Vous avez, mon cher confrère, une place que vous rendrez plus considérable qu'elle ne l'est par elle même, tant vaut l'homme, tant vaut l'académie. Les deux bras de vôtre fauteuil seront ornés de Menzicof et des Barmecides. Vous avez enterré Fréron, vous étoufferez les autres insectes dans leur naissance. C'est à présent qu'il y a plaisir à être des quarante. Vôtre prose est aussi bonne que vos vers. Je fais un petit recueil de toutes les feuilles que vous avez daigné insérer dans le mercure, et je jette tout le reste au feu. C'est ainsi que je traitte tous les journaux, je ne conserve que le peu qui en doit rester; sans celà on aurait une bibliothèque immense de livres inutiles.

Je crois qu'on fait actuellement à Lausanne un recueil de tout ce qu'on a pu rassembler de vos ouvrages. Ce sera un livre qui me sera cher et que je lirai bien souvent.

Je n'ai point eu encor le courage de faire venir le fatras de ce Gilles nommé Piron. On ne peut à mon âge souffrir les plaisanteries de la foire. Je vous sais bon gré de n'être jamais descendu à la plaisanterie bouffonne; vous avez toujours été fait pour le noble, et pour l'élégance, c'est vôtre caractère, la bouffonnerie l'aurait dégradé. Nous avions grand besoin d'un homme tel que vous. Vôtre nomination fera taire la racaille des petits auteurs. Ils doivent être confondus, et rentrer dans le néant.

Si vous voiez Monsieur de Vaines, je vous suplie, mon cher confrère, de lui dire combien je m'intéresse à lui, et â quel point je suis affligé. Que dit Mr D'Alembert? où est Mr De Condorcet? aurez vous le tems de répondre à ces questions? Vous allez travailler à vôtre discours de réception, et vous vous doutez bien que je l'attends avec quelque impatience.

Je vous embrasse bien tendrement, mon très cher confrère, et ce n'est pas pour longtems, car je n'en peux plus. Je crois qu'à la fin je me meurs. Supremum quod alloquor hoc est.