17 septbre [1755]
Je fais passer par vos mains mon cher et respectable ami ma réponseà monsieur le comte de Choiseuil, ne sachant pas son adresse.
Colini vient d'arriver, et je reçois trop tard vos avis et ceux des anges. On vend déjà dans Paris en manuscrit l'orphelin comme la pucelle, et tout aussi défiguré. L'état cruel où les nouvelles infidélitez touchant l'histoire de la guerre dernière, et les dangers où me mettaient les copies abominables de la pucelle, avaient réduit ma santé, ne me permettait pas de travailler. Il s'en fallait baucoup. Tout ce que j'ay pu faire a été de prévenir par une promte édition le mal que m'allait faire une édition subreptice dont j'étais menacé tous les jours. Tout le mal vient de donner des tragédies à Paris, quand on est au pied des Alpes. Cela n'est arrivé qu'à moy. Je ne crois pas avoir mérité qu'on me forçast à fuir ma patrie, je m'aperçois seulement qu'il faut être auprès de vous pour faire quelque chose de passable, et que si l'on veut tirer party des talents il ne faut pas les persécuter.
Je compte sur quelque souvenir de la part de madame de Pompadour et de Monsieur d'Argenson, mais je perdais absolument leurs bonnes grâces, si on avait publié cette guerre de 1741 que l'un et l'autre m'avaient recommandé de ne pas donner au public, et Le roy m'en aurait sçu très mauvais gré malgré les justes louanges que je luy donne. Je risquais d'être écrazé par le monument même que j'érigeais à sa gloire.
Jugez du chagrin que m'a causé la conduitte de M. de Malzerbe, et son ressentiment injuste contre mes très justes démarches.
Enfin voylà la pièce imprimée avec tous ses défauts, qui sont très grands. Il n'v a autre chose à faire qu'à la supprimer au téâtre, et à attendre un temps favorable pour en redonner deux ou trois représentations. Comptez que je suis très affligé de ne m'être pas livré à tout ce qu'un tel sujet pouvait me fournir. C'était une occasion de dompter l'esprit de préjugé qui rend parmy nous l'art dramatique encor bien faible. Nos mœurs sont trop molles. J'aurais deu peindre avec des traits plus caractérisez la fierté sauvage des tartares et la morale des chinois: il fallait que la scène fût dans une salle de Confucius, que Zamti fût un descendant de ce législateur; qu'il parlât comme Confucius même, que tout fût neuf et hardi, que rien ne se ressentît de ces misérables bienséances françaises et de ces petitesses d'un peuple qui est assez ignorant et assez fou pour vouloir qu'on pense à Peckin comme à Paris. J'aurais accoutumé peutêtre la nation à voir sans s'étonner des mœurs plus fortes que les siennes, j'aurais préparé les esprits à un ouvrage plus fort que je médite, et que je ne pourai probablement exécuter. Il faudra me réduire à planter des maroniers, et des pêchéz. Cela est plus aisé, et n'est pas sujet aux revers que les talents attirent. Il faut enfin vivre pour soy, et mourir pour soy, puisque je ne peux vivre pour vous et avec vous. Je vous embrasse bien tendrement mon très cher ange.
V.