1752-03-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Baptiste François Durey de Mesnières.

Vous êtes assurément monsieur au premier rang de ceux qui rendent mon cœur coupable de bien des infidélitez envers le roy de Prusse.
Comptez que dans son palais enchanté je songe souvent à vous et à vos amis. Cette Rome et ce siècle dont vous me faittes l'honneur de me parler en vaudraient mieux s'ils n'avaient pas été faits si loin de vous. Il y aurait encor plus de sentiments de bon citoyen, et de zèle pour la patrie dans Rome sauvée, et vos petites cartes m'auraient bien servi pour le siècle de Louis 14. J'ay travaillé loin de tout secours. Il faut que le génie de mon enchanteur le Roy de Prusse m'ait protégé. Je ressemble à ces paladins qui allaient à mille lieues mettre à fin une avanture avec leur lance, sous les yeux de quelque belle magicienne. Il y a bien des fautes dans L'édition que vous avez lue. J'ay envoyé de quoy corriger plus de cinquante pages. Si la seconde édition qui doit paraitre, ne peut être achevée assez tôt, j'auray l'honneur de vous envoyer par la voye la plus promte et la plus sûre les exemplaires corrigez à la main aux quels vous et mr de Trudaine, et vos autres amis, voulez bien donner une place dans votre bibliotèque. Conservez m'en une dans votre souvenir monsieur. Je serais inconsolable d'être privé d'une société telle que la vôtre si je n'étais auprès d'un grand homme. Je me flatte que je pouray vous faire ma cour cet été, et que je retrouverai vos anciennes bontez. On dit que vous faites voiager monsieur votre fils en Italie. Il y verra plus d'antiquitez qu'à Berlin, mais il n'y verra point d'homme, comme mon roy philosofe. Mon dessein était aussi de voir l'Italie sur mes vieux jours, mais ma santé est si mauvaise que c'est un grand voiage pour moy d'aller de Potsdam à Berlin. Je tâcheray de reprendre des forces pour revoir ma patrie, et surtout pour venir vous renouveller les sentiments qui m'attachent à vous.

Le marquis Dargens qui partage ma vie philosofique, et qui contribue fort à la rendre agréable, vous fait mille compliments.

V.