1751-08-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher et respectable amy, mylord maréchal qui est une espèce d'ancien Romain, aporte Rome à madame Denis.
Ciceron ne se doutait pas qu'un jour un Ecossais aporteroit de Prusse à Paris ses Catilinaires en vers français. C'est d'ailleurs une assez bonne épigramme contre le Roy George, que deux braves rebelles de chez luy, ambassadeurs en France et en Prusse. Il est vray que mylord marechal a plus l'air d'un philosofe que d'un conjuré, cependant il a été conjuré. C'est peutêtre en cette qualité qu'il m'a paru assez content de Rome sauvée, quand j'ay eu l'honneur de jouer Ciceron. Enfin il aporte la pièce, et Nonnius est le père d'Aurélie, ce qui est beaucoup mieux, parceque Nonnius est fort connu pour avoir été tué.

Si j'avais reçu votre lettre plus tôt, j'aurais glissé quatre vers à Catilina pour accuser ce Nonnius d'être un perfide qui trompait Cicéron.

Je vous jure que la scène est toujours dans le temple de Tellus, et que Caton au 5ème acte dit au reste des sénateurs qui sont là, qu'il a marché avec Ciceron et l'autre partie du sénat. S'il faut encor des coups de rabot, ne m'épargnez pas. Mais mylord marechal peut vous dire qu'il m'est impossible de partir de quelques mois, car non seulement j'ay encor quelque petite besogne littéraire avec mon roy philosofe, mais j'ay un Siècle sur les bras. Je suis dans les angoisses de L'impression, et de la crainte. Je tremble toujours d'avoir dit trop ou trop peu, il faut montrer la vérité avec hardiesse à la postérité, et avec circonspection à ses contemporains. Il est bien difficile de réunir ces deux devoirs. Je vous enverray L'ouvrage. Je vous prierai de le montrer à mr de Malzerbe et je feray tant de cartons que l'on voudra. Mr le maréchal de Richelieu doit un peu s'intéresser à l'histoire de ce siècle; luy et mr le maréchal de Bellisle sont les deux seuls hommes vivants dont je parle. Mais en même temps il doit sentir l'impossibilité phisique où je suis de venir faire un tour en France avant que ce siècle soit imprimé, corrigé, et bien reçû. Figurez vous ce que c'est que de faire imprimer à la fois son siècle, et une nouvelle édition de ses pauvres œuvres, de se tuer du soir à matin, à tâcher de plaire à ce public ingrat, de courir après toutes ses fautes et de travailler à droite et à gauche. Je n'ay jamais été si occupé. Laissez moy bâtir ces deux maisons avant que je parte. Les abandoner ce serait les jetter par terre. Mon cher ange représentez vivement à M. le m. de Richelieu la nécessité indispensable où je me trouve de touttes façons, de rester encor quelques mois où je suis. Ma santé va mal, mais elle n'a jamais été bien. Je suis étonné de vivre. Il me semble que je vis de l'espérance de vous revoir. Je viens de lire Zares. L'imprimera t'on au Louvre? Adieu, mille tendres respects à tous les anges.

V.

Vraiment j'oubliois le bon, et j'allois fermer ma lettre sans vous parler de ce profète de la Meque, pour le quel je vous remercie d'aussi bon cœur que j'ay remercié le pape. Nous verrons si je séduirai le parterre comme la cour de Rome. Il y a un malheur à ce Mahomet, c'est qu'il finit par une pantalonade. Mais le Kien dit si bien, il est donc des remors!

A propos de remords j'en ay bien d'être si loin de vous et si longtemps. Mais je ne peux plus faire de tragédies. Vous ne m'aimerez plus.

V.