à Berlin 20 février 1751
Je vous remercie tendrement de tout ce que vous m'envoyez.
Je m'amuse ma chère enfant pendant les intervalles de ma maladie à finir ce Siècle de Louis XIV. Il serait plus rempli de recherches, plus curieux, plus plein s'il était achevé dans son pays natal, mais il ne serait pas écrit si librement. Je me retrouverais le matin avec des jansénistes, le soir avec des molinistes. La préférence m'embarrasserait, au lieu qu'ici je jouis de toute mon indifférence et de la plus parfaite impartialité. Votre intention est donc de redonner Mahomet avant Catilina. Nous verrons si vous y réussirez. Franchement je n'ai jamais trop conçu comment le prophète de la Meque avait scandalisé les dévots de Paris. J'imagine bien qu'à Constantinople on trouverait mauvais que j'eusse ainsi traité le grand prophète des Amanlis, mais quel intérêt y prennent vos rigoristes? En vérité c'est un plaisant exemple de ce que peuvent la cabale et l'envie. Qui pourra jamais croire qu'un homme tel que l'abbé des Fontaines eût persuadé à quelques gens de robe mal instruits que cette tragédie était dangereuse à la religion? Encore si j'avais fait l'embrasement de Sodome, cet honnête abbé aurait eu quelque prétexte de se plaindre, mais rien ne l'attachait à Mahomet. Enfin il parvint à exciter le zèle d'un homme en place, et quelquefois un homme en place est un sot. Le préjugé subsiste encore et je crois que votre négociation trouvera bien des obstacles. Mr le maréchal de Richelieu aura beau faire, les Turcs ne s'endormiront pas. Quelle pitié! Si cet ouvrage avait été d'un inconnu on n'aurait rien dit, mais il était de moi et il fallait crier. La méchanceté et le ridicule de vos cabales me consolent souvent d'être ici. Ce n'est point de l'enthousiasme qu'il faut à nous autres chétifs enfants d'Apollon, c'est de la patience; et ce n'est pas là d'ordinaire notre vertu. Faites tout ce qu'il vous plaira. Je vous remets Rome et la Meque entre les mains. Ce sont deux saintes villes. Pour moi je ne sais plus à quel saint me vouer depuis que je me suis avisé si mal à propos de vivre loin de vous. Je suis bien malade et justement puni.