6 juin[1754] encor à Colmar
Ma chère enfant, il y avait longtemps que je n'avais entendu parler de vous.
Votre lettre vient bien à propos pour tirer mon âme de la langueur désespérée où les soufrances continuelles, et des travaux exécutez avec crainte, l'ont jettée. Il y a de la douceur à avouer son abbatement à celle qui nous soutient. Je suis dans un état fort triste, mais je m'imagine que tous les malades sont dans mon cas, lorsque le chagrin, l'incertitude de la destinée, et un peu de persécution se mettent de la partie.
Je ne pourai être que vers le douze à Plombieres. Je vous l'ay déjà mandé. Je vous conseille de vendre tout ce que vous pourez et d'arriver vers le 20 avec baucoup d'argent. Pourquoy ne vendriez vous pas toutte la vaiselle? Il faut se faire tout d'un coup un fonds avec lequel on puisse prendre sans embarras son party en philosofe. Vous savez que le prince de Hesse est allé à Aix la Chapelle, qu'il ne paraît pas dans le dessein de prendre nos tableaux. Vous pourez d'icy au 20 vous défaire de beaucoup de choses, et laisser le reste à vendre au portier ou à votre femme de chambre en leur indiquant les prix. En un mot faittes tout comme il vous plaira.
J'envoye à mr de Malzerbe le troisième volume de l'histoire universelle (c'est à condition qu'il ne le montrera à personne, car on l'imprimerait bien vite à Paris, comme les deux premiers, et cela ferait à mes libraires un tort qu'ils pouraient me reprocher. Je vous en aporte un exemplaire aux eaux), que je donne uniquement pour faire voir que j'écris l'histoire avec quelque exactitude. Je regarde ce 3ème tome, comme mon apologie contre les deux premiers. Je le soumets au goust, à l'esprit philosofique de Mr de Malzerbes, je le recommande à ses bontez. Il peut y faire insérer les cartons qu'il jugera à propos. J'ay un quatrième volume tout prest, un cinquième commencé, et si j'avais de la santé et la bibliotèque du roy, je renouerais bientôt le fil de toutte cette histoire universelle au siècle de Louis 14. Mais quand il s'agira d'imprimer ce qui regarde les guerres de relligion, où faudra t'il habiter? Je ne peux àprésent travailler aux deux premiers tomes quand le public est surchargé de neuf éditions faittes en moins d'un an. Il faut du temps, il faut au moins une bibliotèque de moines si on ne peut jouir de celle du roy. Cet ouvrage est immense, et je me tue pour être persécuté. C'est la destinée d'un homme de lettres qui aime la vérité.
Je suis fâché qu'on veuille dans l'Enciclopédie des articles si longs. Mais je rendray celuy de littérature aussi ennuieusement inutile qu'on voudra. Si j'étais sur les lieux je me ferais volontiers compagnon dans l'attelier de l'Enciclopédie.
Ma chère enfant mr Liebaud de Lorraine n'est point à portée de procurer des ouvertures et ce pays ne me convient guères. Je ne trouverais à Montpellier rien de ce qui m'est nécessaire pour l'histoire universelle à la quelle je suis condamné. Je vous ferai juge de ma situation et de ma conduitte quand nous boirons des eaux dans ces montagnes cornues. J'ay reçu une scène de la tragédie de mr de Chimene dans un paquet énorme qui ressemble à un mémoire de bureau de ministre. Je vais pourtant le remercier.
Pagni n'est ny un bon phisicien ny un honnête homme. Tirez en ce que vous pourez. Qu'il fasse au moins un billet payable au porteur. Avec cette précaution on n'a point de procez en son nom et on se fait payer.
Ne remettez rien à Laleu; aportez tout avec vous comme Bias. J'ay le malheur d'être réduit à être bien philosofe, si c'est de la philosofie que de n'aimer à vivre que dans la retraitte et dans le travail. Mais vous! ma chère enfant, comment vous accomoderez vous d'une telle vie? Nous verrons jusqu'à quel point vous êtes détrompée du monde. Heloïse veut elle se faire relligieuse avec Abelard V.?