1754-08-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

Mon voiage de Plombieres monsieur et l'état languissant où je suis toujours, m'ont empêché de vous dire plustôt combien je vous sais gré de servir les trois dieux qui président à votre ménage.
Madame de Branles et vous, vous en ajoutez un quatrième qui embellit les trois autres, c'est l'esprit et l'esprit éclairé. Que votre charmante compagne reçoive icy mes remerciments et mon admiration. Que ne pui-je venir voir tous vos dieux! J'ay avec moy à Colmar une nièce qui est veuve d'un officier du régiment de Champagne. Elle aime les lettres, elle les cultive comme madame de Branles. Son amitié pour moy l'a engagée à être ma garde malade. Elle est assez philosofe pour ne pas refuser de se retirer avec moy dans quelque terre et cette même filosofie ne luy ferait pas hair un pays libre. Cette prétieuse liberté et votre voisinage seraient deux belles consolations de ma vieillesse. Vous savez qu'il y a longtemps que j'y pense. On dit qu'il y a actuellement une assez belle terre à vendre sur le bord du lac de Geneve. Si le prix n'en passe pas deux cent mille livres de France, l'envie d'être votre voisin me déterminerait. Une moins chère conviendrait encore, pourvu que le logement, et la situation surtout, fussent agréables; que ce soit à cinq ou six lieues de Lauzane, il n'importe, tout serait bon pourvu qu'on y fût le maitre, et qu'on pût avoir l'honneur de vous y recevoir quelquefois. S'il y a en effet une terre agréable à vendre dans vos cantons, je vous prie Monsieur d'avoir la bonté de me le mander. Mais il faudrait que la chose fût secrette. J'enverrais une procuration à quelqu'un qui l'achèterait d'abord en son nom. Vous n'ignorez pas les ménagements que j'ay à garder. Je ne veux rien ébruiter, rien afficher; et je ne dois me fermer aucune porte.

Je compte avoir l'honneur monsieur de vous envoier par la première occasion un nouvau tome de l'histoire universelle que je publie expressément pour condamner les deux premiers qu'on a si indignement défigurez et que j'espère donner moy même quand il en sera temps. La vérité quelque circomspecte qu'elle puisse être a besoin de la liberté. Si je peux venir àbout de goûter les charmes de l'une et de l'autre avec ceux de votre société, je croiray ne pouvoir mieux finir ma carrière. Je supplie les deux nouvaux mariez de me conserver leurs bontez et de compter sur mes respectueux sentiments.

V…