à Colmar 6 octobre 1754
Ce que vous me dites de votre santé mon cher monsieur ne contribue pas à me rendre la mienne.
Vous m'affligez sensiblement. Madame Goll m'a consolé en m'aprenant que vous aviez fait à madame de Branles un petit philosofe qui a quatre mois ou environ; mais un excellent ouvrier peut tomber malade après avoir fait un bon ouvrage, et c'est L'ouvrier qu'il faut conserver. Songez que c'est vous qui m'avez inspiré monsieur Le dessein de chercher une retraitte philosofique dans votre voisinage. C'est pour vous que je veux acheter la terre d'Alaman. J'ay besoin d'un tombeau agréable. Il faut mourir entre les bras des êtres pensants. Le séjour des villes ne convient guères à un homme que son état réduit à ne point rendre de visites. Je n'achèterai Alaman qu'à condition que vous et madame de Branles vous daignerez regarder ce châtau comme le vôtre, et dans une espérance si consolante pour moy, je feray un effort pour mettre tout ce que j'ay de bien libre à cette acquisition. Mais commencez par me rassurer sur votre santé, et vivez si vous voulez que je sois votre voisin.
Je vous avouerai monsieur qu'il me serait assez difficile de payer 225000lt. J'aurais un châtau, et il ne me resterait pas de quoy le meubler. Je ressemblerais à Chapelle, qui avait un surplis et point de chemise, un bénitier et point de pot de chambre. Voicy comment je m'arrangerais. Je donnerais sur le champ cent cinquante mille livres, et le reste en billets sur la meilleure maison de Cadix, payable à divers termes.
Moyennant cet arrangement je pourais profiter incessament de vos bontez. Je ne doute pas que vous n'ayez prévu touttes les difficultez. Vous savez que je n'ay pas l'honneur d'être de la relligion de Zuingle et de Calvin. Ma nièce et moy nous sommes papistes. C'est sans doute une des prérogatives, et un des avantages de votre gouvernement, qu'un homme puisse jouir chez vous des droits de citoyen sans être de votre paroisse. Je me figure qu'un papiste peut posséder et hériter dans le territoire de Lausanne. Me serais-je malheureusement trompé? et aurais-je fait à vos loix un honneur qu'elles ne méritent pas? Je crois que je peux être seigneur d'Alaman puisque vous me proposez cette terre.
J'attends sur cela vos derniers ordres, en vous demandant toujours le secret. Il ne faudrait pas acheter d'abord la terre sous mon nom. Le moindre bruit nuirait à mon marché, et m'empêcherait peutêtre de jouir du plaisir de voir mon acquisition. Je remets le tout à vos bontez et à votre prudence. Ma nièce, qui est toujours ma garde malade à Colmar, se joint à moy pour vous présenter ses remerciments. C'est une amie sur la quelle madame de Brenles et vous, vous pouvez déjà compter. Voyez monsieur si vous pouvez acquérir à Lausanne toutte une famille de Paris, et si vous pouvez faire du châtau d'Alaman un temple dédié à la philosofie, dont vous serez le grand prêtre. Si on veut vendre Alaman plus de 225000lt je ne peux l'acheter, mais en ce cas n'y a t'il pas d'autres terres moins chères? Tout me sera bon pourvu que je puisse finir mes jours dans un air doux, dans un pays libre, avec des livres, et un homme comme vous. Adieu monsieur, conservez votre santé, ce premier des biens, celuy sans le quel tout n'est rien, vivez avec votre aimable épouse, et procurez moy le plaisir d'être témoin de votre bonheur. Permettez moy de vous embrasser sans cérémonie.
V.