au château de Prangin par Nyon 20 xbre [1754]
Je crains monsieur que vous ne soyez malade comme moy, madame Goll m'avait fait craindre pour votre poitrine, et rien ne peut me rassurer qu'une lettre de vous.
J'aurais couru à Lauzane si les douleurs continuelles dont je suis tourmenté me l'avaient permis. La première chose que j'ay faitte en arrivant à Prangin a été de vous en donner part, et le premier sentiment que j'ay éprouvé a été de me raprocher de vous. Les médecins m'ont conseillé les eaux d'Aix, ceux de Lyon et de Geneve se sont réunis dans cette décision. Mais moy je me conseille votre voisinage et la solitude. J'ay reçu une lettre de Mr l'avoyer Steiger que j'avais eu l'honneur de voir à Plombieres; il me conserve les mêmes bontez qu'il me témoigna alors. Ainsi monsieur je suis plus que jamais dans les sentiments que je vous confiay quand j'étais à Colmar, et que vous daignâtes aprouver. Je crois qu'il ne peut plus être question d'Alaman ny d'aucune autre terre seigneuriale, puisque les loix de votre pays ne permettent pas ces acquisitions à ceux qui sont aussi attachez aux papes que je le suis. J'ay donc pris le party de loger pour quelque temps au châtau de Prangin dont le maître est ami de ma famille; j'y suis comme un voiageur ayant du roy mon maitre la permission de voiager. Ma mauvaise santé ne sera qu'une trop bonne excuse si je me fixe dans quelque douce retraitte à portée de vous, et si j'y finis mes jours dans une heureuse obscurité. On m'a parlé d'une maison près de Lauzanne appelée la grotte où il y a un beau jardin. On dit aussi que mr Dhervart, qui a une très belle maison auprès de Vévay, pourait la loüer. Permettez que je vous demande vos lumières sur ces arrangements. C'est à vous monsieur à me faire votre citoyen, et à achever ce que vous avez commencé. C'est vous qui m'avez fait venir dans votre patrie. Je n'ay l'air que d'y voiager mais vous êtes seul capable de m'y fixer entièrement.
J'ay reçu une lettre de Mr de Bottens qui me parait concourir aux vues que j'ay depuis longtemps. Je ne sçais si mr de Gloire est à Lauzanne. Il m'a paru avoir tant de mérite que je le crois votre amy. Je ne demande à la nature que la diminution de mes maux pour venir profiter de la société de ceux avec qui vous vivez et sur tout de la vôtre. La retraitte où mes maux me condamnent, m'exclut de la foule, mais un homme tel que vous sera toujours nécessaire au bonheur de ma vie.
Je crois que voicy bientôt le temps où vous allez être père si on ne m'a point trompé. Je souhaitte à madame de Brenles des couches heureuses et un fils digne de vous deux. Madame Denis ma nièce vous assure l'un et l'autre de ses obéissances. Vous ne doutez pas monsieur des sentiments de reconnaissance et d'amitié qui m'attachent tendrement à vous.
V.
J'aurais souhaité que M. Bousquet n'eût point mandé à Paris mes desseins.