1754-10-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

Je prévois monsieur que je serai obligé au commencement du mois prochain de faire un voiage en Bourgogne, et je voudrais bien savoir auparavant à quoy m'en tenir sur la possibilité d'acquérir une retraitte agréable dans votre voisinage; je ne parle pas des conditions de cette acquisition, et de la manière de la faire.
Je sens bien que ce sont des choses qui demandent un peu de temps, mais il m'est essentiel d'être informé d'abord si je puis acheter en sûreté une terre dans votre pays sans avoir le bonheur d'être de la relligion qui y est reçue. Je me suis fait une idée du territoire de Lauzane comme de celuy de l'Attique. Vous m'avez déterminé à y venir finir mes jours. Je suis persuadé qu'on ne le trouverait point mauvais à la cour de France, et que pourvu que l'achat se fit sans bruit, et sous un autre nom que Le mien, je jouirais de l'avantage d'être votre voisin très paisiblement. Je suppose par exemple que la terre achetée sous le nom d'un autre fût passée ensuitte par un contract secret au nom de ma nièce, on pourait alors aller s'y établir sans éclat, sans que L'on regardât ce petit voiage comme une transmigration.

Il resterait à savoir si ma nièce devenue la propriétaire de la terre pourait ensuitte en disposer n'étant pas née dans le pays. Voylà monsieur bien des peines que je vous donne. C'est abuser étrangement de vos bontez, mais pardonnez tout au désir que vous m'avez inspiré de venir achever ma carrière dans le sein de la philosofie et de la liberté. Mr de Gloire, qui doit bientôt revenir à Lauzanne, m'a fait le même portrait que vous, de ce pays. La terre d'Alaman me serait très convenable, et si ce marché ne se pouvait conclure, on pourait trouver une autre acquisition à faire. Je vous supplie monsieur, en attendant que cet établissement puisse s'arranger, de vouloir bien me mander si un catholique peut posséder chez vous des biens fonds, s'il peut jouir du droit de bourgeoisie à Lauzanne, s'il peut tester en faveur de ses parents demeurants à Paris; et en cas que vos loix ne permettent pas ces dispositions, quels remèdes vos loix permettent qu'on y aporte.

A L'égard de la terre d'Alaman, je suis toujours tout prest à en donner 225000lt argent de France, quand même elle ne vaudrait pas tout à fait neuf mille livres de revenu, mais c'est tout ce que je peux faire. L'arrangement de ma fortune ne me permet pas d'aller au delà, et je me trouveray même un peu gèné d'abord pour les ameublements. Le régisseur de la terre que vous me recommandez monsieur, me fera assurément un très grand plaisir de continuer à la régir. Il poura servir à la faire meubler, et à procurer les provisions nécessaires, les domestiques du pays, les voitures, les chevaux. Peutêtre y a t'il dans le châtau des meubles dont on pourait s'accomoder.

Je vous parle indiscrètement de tous ces arrangements monsieur dans le temps que je devrais ne vous parler que de votre santé qui me tient baucoup plus à cœur. Je vous supplie instament de vouloir bien m'en donner des nouvelles. Madame Goll et ma nièce vous font mille sincères compliments, ainsi qu'à madame de Brenles. Je vous supplie de me faire réponse le plustôt que vous pourez afin que je puisse prendre touttes mes mesures avant mon voiage en Bourgogne. Comptez sur L'amitié et la reconnaissance inviolable d'un homme qui vous est déjà bien attaché.

V.