1755-01-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Vous étes philosophe, Monsieur, et vous m'inspirez une très grande confiance.
Tout ce que vous me dites dans la dernière page de votre lettre du 30 janvier, est très-vrai et très-désagréable pour tous les honnêtes gens.

Voici le cas où je me trouve. Mon goût et ma mauvaise santé me déterminent depuis très-longtemps à finir ma vie sur les bords du Lac de Lausanne. Le Conseil d'Etat de Genêve a la bonté de m'offrir toutes les facilités qu'il peut me donner. On me propose la maison que le Prince de Saxe-Gotha a occupée à la campagne: Les jardins sont dignes du voisinage de Paris; la maison assez jolie, très-commode, et toute meublée. Mais il se pourait faire que le dernier article de votre lettre nuisît au marché. Il se peut faire encor qu'il y ait des difficultés pour m'en assûrer la possession. On me vend 90 mille livres de France ce Domaine qui est presque sans revenu. C'est un prix assez considérable pour que la posséssion m'en soit assûrée. Ma philosophie ne fait guères de différence entre une cabane et un palais; mais j'ai une parisienne avec moi qui n'est pas si stoïcienne. On me parle de la belle maison de Hauteville dans le voisinage de Vevay. On dit que Mr Dervart pourait s'en accomoder avec moi, et me passer un Bail de neuf années. J'ignore si la maison est meublée. Vous pouriez tout savoir en un moment. Monsr Dervart serait-il d'humeur à la vendre, ou à en faire un marché pour neuf ans? et pourait-il dans l'un et dans l'autre cas m'en assûrer la pleine jouissance? Est-il vrai qu'il y a un inconvénient? c'est qu'on ne peut aborder à Hauteville en carosse? Voilà bien des questions; j'abuse de vos bontés, mais vous me donnez tant de goust pour le pays Roman que vous me pardonnerez. La chose presse un peu; une autre fois nous parlerons des montagnes. Si vous étiez curieux de voir une petite dissertation que j'envoyai, il y a quelques années, en italien, à l'Institut de Boulogne, vous verriez que je dois avoir un peu d'Amour propre, car je pense en tout comme vous. Il semble que j'aye pris des leçons de vous et de Mr Haller; je préfère l'Histoire de la nature aux romans.

Je vous embrasse sans cérémonie.

Ve