à Prangin au pays de Vaud du 18février 1755
Est il bien vrai madame, que je peux encore espérer le bonheur de vivre auprès de vous?
est il vrai que vous faites louer une grande maison dans la petite ville de Vevay sur les bords de notre lac? Vevay passe pour le séjour le plus sain et le plus agréable de tout le pays roman. On ne m'avait pas encore dit vos desseins sur Vevai quand j'ai fait l'acquisition à l'autre bout du lac d'une petite maison charmante avec des jardins délicieux. J'aurais assurément préféré le voisinage de Vevai, à celui de Genêve, si j'avais pu imaginer que vous dussiez vous fixer dans nos cantons. Mais enfin notre lac n'est pas l'océan, et je ne serai pas éloigné de vous. Mais madame je ne peux croire encore cette nouvelle, à moins que vous même la confirmiez.
On dit que vous êtes à Leipsick, et que de là vous prenez votre essor pour venir honorer et embellir ma nouvelle patrie. Avouez donc en ce cas madame qu'il y a une destinée. Je fais le voyage de Lyon uniquement pour voir Mr le duc de Richelieu, et j'y trouve la margrave de Bareith. Elle va en terre papale, et je vais auprès de Genêve. Je crois aller prendre les eaux d'Aix en Savoye et je m'établis sur les bords du lac. Je vous crois à Berlin, et vous venez à Vevay, et tout ce qui semblait me devoir éloigner de vous m'en rapproche. Encore une fois je n'en crois rien, je ne suis pas si heureux. Je suis actuellement dans un magnifique château, qui ne m'appartient point. Ma maison n'est pas assurément si grande et si belle, mais elle est plus agréable, et elle me paraîtrait au dessus de tous les palais si jamais j'avais le bonheur de vous y recevoir. Ma santé est plus déplorable que jamais, mais vous me feriez oublier tous mes maux, et je bénirais ma destinée si je pouvais achever ma vie en vous faisant ma cour.
Daignez donc me mander madame, sur quoi je dois compter. Si votre transmigration à Vevay est résolue, je prendrai un petit hospice dans ces quartiers là et je me promènerai pour vous d'un bout du lac à l'autre. Je serai votre vassal. Je vous ferai hommage lige. Ecrivez moi ma destinée; dites moi du moins si vous avez terminé heureusement vos affaires, et si vous êtes venue à bout du roi de Dannemarc et de la république de Hollande et du conseil aulique, et de Mr de Bentink. Vous êtes faite madame pour tout surmonter, ou tout adoucir.
Adieu madame, conservez moi des bontés que je mérite par mon tendre et respectueux attachement, soyez sûre qu'il ne finira qu'avec ma vie, etc.
Voltaire