1755-02-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Vous avez donc été sérieusement malade, ma chère nièce, et vous avez également à vous plaindre d'un souper et d'une médecine?
Il est bien cruel que la rhubarbe qui me fait tant de bien, vous ait fait tant de mal. Venez raccommoder votre estomac avec les truites du lac de Genève; il y en a qui pèsent plus que vous, et qui sont assurément plus grasses que vous et moi. Je n'ai pas un aussi beau château que m. de Prangin, cela est impossible, c'est la maison d'un prince; mais j'ai certainement un plus beau jardin, avec une maison très jolie. Le palais de Prangin et ma maison sont dans la plus belle situation de la nature. Vous serez mieux logée à Prangin que chez moi, mais j'espère que vous ne mépriserez pas absolument mes petites pénates et que vous viendrez les embellir de votre présence et de vos dessins. Apportez moi surtout les plus immodestes pour me réjouir la vue: les autres sens sont en piteux état; je dégringole assez vite; j'ai choisi un assez joli tombeau, et je veux vous y voir. Les environs du lac de Genève sont un peu plus beaux que Plombières, et il y a tout juste dans Prangin même une eau minérale très bonne à boire et encore meilleure pour l'estomac. Je la crois très supérieure à celle de Forges.

Venez en boire avec nous, ma chère nièce; tâchez d'amener Thiriot: il veut venir par le coche, il serait roué et arriverait mort. Songez d'ailleurs qu'il faut être les plus forts à Prangin. Vous y trouverez des suisses; amenez y des français. Pour ma maisonnette elle n'est point en Suisse; elle est à l'extrémité du lac, entre les territoires de France, de Genève, de Suisse et de Savoye. Je suis de toutes les nations. On nous a très bien reçus partout, mais le plus grand plaisir dont nous jouissions à présent, est celui de la solitude. Nous y employons nos crayons à notre manière. Nous vous montrerons nos dessins en voyant les vôtres; nous jouirons des charmes de votre amitié; vous verrez des gens de mérite de toute espèce; vous mangerez des pêches grosses comme votre tête; et on tâchera même de vous procurer des quadrilles, mais nous avons plus de truites et de gelinottes que de joueurs. Enfin venez, et restez le plus que vous pourrez. Mes compliments à l'abbé sans abbaye.

Belle Philis,
On désespère alors qu'on espère toujours.

Je ne vous écris point de ma main. Excusez un malade, et croyez que c'est mon cœur qui vous écrit.

V.