aux Delices près de Genêve 24 mars 1755
Je ne vous ai point écrit, mon ancien ami, depuis longtemps: je me suis fait maçon, charpentier, jardinier; toute ma maison est renversée, et malgré tous mes éfforts, je n'aurai pas de quoi loger mes amis comme je voudrais.
Rien ne sera prêt pour le mois de may; il faut absolument que nous passions deux mois à Prangin avec made de Fontaine avant qu'on puisse habiter mes Delices. Ces Delices sont à présent mon tourment. Nous sommes occupés made Denis et moi à faire bâtir des loges pour nos amis et pour nos poules. Nous fesons faire des carosses et des brouettes, nous plantons des orangers et des oignons, des tulipes et des carottes, nous manquons de tout, il faut fonder Carthage. Mon territoire n'est guères plus grand que celui de ce cuir de bœuf qu'on donna à la fugitive Didon; mais je ne l'agrandirai pas de même. Ma maison est dans le territoire de Genêve, et mon pré dans celui de France. Il est vrai que j'ai à l'autre bout du Lac une maison qui est tout-à-fait en Suisse: elle est aussi un peu bâtie à la suisse. Je la range en même temps que mes Delices; ce sera mon palais d'hiver, et la cabanne où je suis à présent, sera mon palais d'Eté. Prangin est un véritable palais, mais l'architecte de Prangin a oublié d'y faire un jardin et l'architecte des Délices a oublié d'y faire une maison. Ce n'est point un anglais qui a habité mes Delices, c'est le prince de Saxe-Gotha. Vous me demanderez comment un prince a pu s'accomoder de ce bouge; c'est que ce prince était alors un écolier, et que d'ailleurs les princes n'ont guères à donner des chambres d'amis. Je n'ai trouvé ici que des petits sallons, des galleries, et des greniers, pas une garde robe; il est aussi difficile de faire quelque chose de cette maison que des livres et des pièces de théâtre qu'on nous donne aujourdui. J'éspère cependant qu'à force de soins je me ferai un tombeau assez joli. Je voudrais vous engraisser dans ce tombeau, et que vous y fussiez mon vampire. Je conçois que la rage de bâtir ruine les princes aussi bien que les particuliers. Il est triste que le Duc de Deux-Pontsôte à son agent littéraire ce qu'il donne à ses maçons. Je vous conseillerais pour vous remplumer de passer un an sur notre Lac; vous y seriez alimenté, désaltéré, razé, porté de Prangin aux Délices, des Délices à Genêve, à Morges qui ressemble à la situation de Constantinople, à Monrion qui est ma maison près de Lausanne. Vous y trouveriez partout bon vin, et bon visage d'hôte; et si je meurs dans l'année, vous ferez mon épitaphe. Je tiens toujours qu'il faudrait que Mr de Prangin vous amenât avec made de Fontaine à la fin de may. Je viendrais vous joindre à Prangin dès que vous y seriez, et je me chargerais de votre personne pour tout le temps que vous voudriez philosopher avec nous. Ne repoussez donc pas l'inspiration qui vous est venue de revoir votre ancien ami.
On m'a envoyé quelques Fragments de La Pucelle qui courent Paris; ils sont aussi défigurés que mon Histoire Universelle. On éstropie tous mes enfants; cela fait saigner le cœur. J'attends le Kain ces jours-ci; nous le coucherons dans une gallerie, et il déclamera des vers aux enfants de Calvin: leurs mœurs se sont fort adoucies; ils ne brûleraient pas aujourdui Servet, et ils n'exigent point de billets de confession. Je vous embrasse de tout mon cœur, et prends beaucoup plus d'intérêt à vous qu'à toutes les sottises de Paris qui occupent si sérieusement La moitié du monde.
Je vous embrasse.
le malade V.