A Prangin, 30 Janvier 1755
Madame Denis et moi, Monsieur, nous apprenons par Mr Marc Chapuis les nouvelles obligations que nous vous avons.
Je voudrais pouvoir vous écrire de ma main, mais je suis tout perclus sur les bords de votre Lac. Le soleil de Montpellier me serait plus favorable que les glaces du Mont Jura. Je n'ai point eu la force d'aller aux bains d'Aix en Savoye dans une saison si rigoureuse. Il faut attendre le retour du Printemps, et le vôtre pour adoucir tant de souffrances. On me fait craindre que les mêmes personnes qui ont donné sous mon nom une prétendue histoire universelle remplie de fautes absurdes, n'impriment aussi un Poëme composé il y a plus de vingt ans, qu'elles défigureront de même. Les belles Lettres ne sont pas faites pour rendre heureux ceux qui les cultivent, et notre royaume n'est pas de ce monde. Je me console avec ma Garde malade des maux que me font la nature, la fortune et les Imprimeurs: son courage m'en donne beaucoup; elle brave les neiges et mes malheurs, et me rend tout cela très supportable. Vous m'avouerez que sans elle il serait assez dur de n'être entouré que des Alpes et d'être privé même de la consolation d'avoir ses Livres. Nous manquons de tout assez patiemment, mais nous espérons vous revoir cet été, et alors nous ne manquerons de rien. On prétend que je ne saurais vivre, et que je suis un homme mort si je m'éloigne du docteur Tronchin. Il faut que je sois déséspéré si je crois enfin à la médecine: je crois bien davantage à votre amitié; c'est elle qui m'autorise à présenter mes respects à Monsieur le Comte de Bellegarde. Je suis persuadé que vous ne m'oublierez point auprès de Monsieur de la Popelinière, et que sa philosophie se souviendra de moi. A propos de philosophie, voyez-vous toujours Messieurs de L'Enciclopédie? Ce sont des seigneurs de la plus grande terre qui soit au monde. Je souhaite qu'ils la cultivent toujours avec une entière liberté; ils sont faits pour éclairer le monde hardiment, et pour écraser leurs ennemis. Adieu, Monsieur, souvenez vous de deux solitaires qui vous seront toujours bien tendrement attachés.
Je vous embrasse.
V.