1754-12-25, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange vous ne cessez de veiller de votre sphère sur la créature malheureuse dont votre providence s'est chargée.
Je suis toujours très malade dans le châtau de Prangin en attendant que mes forces revenues et la saison plus douce me permettent de prendre les bains d'Aix, ou plustôt en attendant la fin d'une vie remplie de souffrances. Ma garde-malade vous fait les plus tendres compliments et joint ses remerciments aux miens.

Je n'ay ici encor aucun de mes papiers, que j'ay laissez à Colmar, ainsi je ne peux vous répondre ny sur les chinois ny sur les tartares ny sur les lettres que Mr de Lorges veut avoir. Je crois au reste que ces lettres seraient assez inutiles. Je suis très persuadé des sentiments que l'on conserve et des raisons que l'on croit avoir. Je sçais trop quel mal cet indigne avorton d'une histoire universelle qui n'est certainement pas mon ouvrage, a dû me faire, et je n'ay qu'à supporter patiemment les injustices que j'essuie. Je n'ay de grâce à demander à personne n'ayant rien à me reprocher. J'ay travaillé pendant quarante ans à rendre service aux lettres. Je n'ay receuilli que des persécutions, j'ay dû m'y attendre; et je dois les savoir souffrir. Je suis assez consolé par la constance de votre amitié courageuse.

Permettez que j'insère icy un petit mot de lettre pour Lambert, dont je ne conçois pas trop les procédez. Je vous prie de lire la lettre, de la luy faire rendre, et si vous luy parliez je vous prierais de le corriger, mais il est incorrigible, et c'est un libraire tout comme un autre.

J'ignore si mr de la Marche est encor à Paris, et où je dois luy écrire pour le remercier de ses bontez. Il sera bien difficile que j'en profite, mais elles ne me sont pas moins prétieuses. C'est à vous principalement que je les dois.

Je ne peux rien faire dans la saison où nous sommes que de me tenir tranquille. Si les maux qui m'accablent et la situation de mon esprit pouvaient me laisser encor une étincelle de génie, j'emploierais mon loisir à faire une tragédie qui pût vous plaire. Mais je regarde comme un premier devoir de me laver de l'opprobre de cette prétendue histoire universelle, et de rendre mon véritable ouvrage digne de vous et du public. Je suis la victime de l'infidélité et de la supposition la plus condamnable. Je tâcherai de tirer de ce malheur l'avantage de donner un bon livre qui sera utile et curieux. Je réponds assez des choses dont je suis le maitre mais je ne réponds pas de ce qui dépend du caprice et de l'injustice des hommes. Je ne suis sûr de rien que de votre cœur. Comptez mon cher ange qu'avec un ami comme vous on n'est point malheureux. Mille tendres respects à madame Dargental et à tous vos amis.

V.