au château de Prangins, 22 xbre 1754
Je dicte ma lettre, ma chère nièce, non pas que je sois plus malade qu'à l'ordinaire, mais parce que je suis dans mon lit fort frileux et fort paresseux.
Je ne doute pas que vous n'ayez fait rendre à mr de Prangins la première lettre que je vous envoyai. Je n'ai point la force d'aller prendre actuellement les bains d'Aix en Savoye; la saison est trop rigoureuse; il faut attendre un temps plus doux. Si je pouvais me flatter que vous vinssiez ici au printemps avec le maître de la maison, je ne chercherais pas d'autre retraite jusqu'au temps où vous en partiriez, et je ne pourrais pas en imaginer une plus agréable. La situation est d'après les romans, et le bâtiment est de l'histoire moderne; il n'y a rien de si beau à 50 lieues à la ronde. Tout ce que nous craignons mad. Denis et moi, c'est de causer un peu d'embarras aux régisseurs de ce beau château. Surtout, nous vous prions de présenter à mr de Prangins nos remerciements et nos excuses. Je voudrais qu'il sentît tout le plaisir qu'il me fait. Cette habitation est précisément tout ce qui me convient dans l'état douloureux où je suis. Ma santé et mes études en avaient besoin. Le fracas et les plaisirs de Lyon nuisaient à ma santé et à mon travail. Vous ne sauriez croire l'obligation que je vous ai de m'avoir trouvé une retraite si convenable à mon goût et à mon état. Il ne me manque que de vous y voir. C'est la seule chose que je désire dans ce monde. Il y a d'ailleurs des eaux minérales, qui, je crois, seraient fort bonnes pour vous, surtout au printemps. Flattez nous au moins de cette espérance; mandez nous si mr de Prangins a reçu nos lettres. Vous devez regarder comme votre affaire propre, notre séjour dans ce château, puisque c'est vous qui nous l'avez procuré. Je suis fâché que vous n'ayez plus la consolation de voir tous les jours votre frère; je me flatte que vous en avez d'autres auxquelles je m'intéresse.
J'ai apporté avec moi votre Léda. Apportez nous le portrait de votre fils avec quelques uns de vos petits chefs-d'œuvre; mais songez que vos lettres nous font pour le moins autant de plaisir que vos crayons, et vos pinceaux. Ce n'est plus le temps d'être paresseuse avec des gens qu'on a confinés dans un château sur les bords d'un lac. Ecrivez nous; rassurez nous contre la crainte d'abuser des bontés du maître de la maison, et encore plus contre la crainte de ne vous point voir ce printemps.
Adieu mon aimable nièce.