1754-12-31, de Marie Louise Denis à Étiennette Clavel de Brenles.

Puisque les hommes sont assez barbares pour punir de mort la faute d'une fille qui dérobe une petite masse de chair aux misères de la vie, il fallait donc ne pas attribuer l'opprobre et les supplices à la façon de cette petite masse de chair.
Je recommande cette malheureuse fille à votre philosophie généreuse. Nous espérons avoir l'honneur de vous voir à Prangins quand vous aurez fini cette triste affaire. Il est vrai que nous sommes, ma nièce et moi, dans une maison d'emprunt, et qu'il s'en faut beaucoup que nous ayons un ménage monté, mais le régisseur de la terre nous aide, et nous sommes d'ailleurs des philosophes ambulants qui depuis quelque temps ne sommes point accoutumés à nos aises.

Nous resterons à Prangins jusqu'à ce que nous puissions nous orienter. Je vois qu'il est très difficile d'acquérir; qu'importe, après tout, pour quatre jours qu'on a à vivre, d'être locataire ou propriétaire? La chose vraiment importante est de passer ces quatre jours avec des êtres pensants.

Je n'en connais point avec qui j'aimasse mieux achever ma vie que mr et mad. de Brenles; nous n'avons de compatriotes que les philosophes, le reste n'existe pas. Je reçois dans le moment une lettre de la pauvre mad. G***, son sort est fort triste d'avoir été obligée d'épouser un G… et de l'avoir perdu. On la chicane sur tout, on ne lui laissera rien. Le mieux qu'elle puisse faire serait de venir se retirer avec nous auprès de Lausanne. Je lui ai offert la maison que je n'ai pas encore; j'espère qu'elle et moi, nous seront logés l'un et l'autre des mains de l'amitié.

Je m'unis à mon oncle, madame, pour vous prier de faire l'honneur à deux ermites de les venir voir dès que mr de Brenles sera libre. Il y a longtemps que j'ai celui de vous connaître de réputation, et par conséquent la plus grande envie de jouir de votre aimable société. Je vous jure que si je n'étais pas garde-malade, je serais demain à Lausanne pour vous dire combien je suis sensible à toutes vos politesses, et le désir que j'ai de mériter votre amitié.

Denis

Venez donc l'un et l'autre quand vous pourrez dans ce vaste ermitage, où vous ne trouverez que bon visage d'hôte. Venez recevoir mes tendres remerciements, venez ranimer un malade et vous charmerez sa garde.

Voltaire