Colmar 21 mai 1754
Je me crois déjà votre ami, monsieur, et je supprime les cérémonies et les monsieur en sentinelle au haut d'une page.
Je m'intéresse à votre bonheur comme si j'étais votre compatriote. Ce bonheur est bien imparfait quand on vit seul. Messer Ludovico Ariosto dit que: senza moglie a lato l'uom non pote esser di bontade perfetto.
Il faut être deux au moins pour jouir de toutes les douceurs de la vie, et il faut n'être que deux quand on a une femme comme celle que vous avez trouvée. J'en ai bien parlé avec la bonne mad. Goll. Elle sait combien mad. de Brenles a de mérite, vous avez épousé votre semblable. Si je faisais encore de petits vers, je dirais:
Pour moi, monsieur, je vais trouver les naïades ferrugineuses de Plombières. Le triste état où je suis m'empêche d'être témoin de votre félicité. Si je peux avoir une santé un peu tolérable, la passion de faire un petit voyage à Lausanne en deviendra plus forte, comptez que vos lettres la redoublent. La bonté dont vous dites que mad. de Brenles m'honore est un nouvel encouragement. Je demanderai permission à toutes les maladies qui m'accablent; mais je ne peux répondre, ni du temps où je viendrai, ni de mon séjour. Je sens seulement que si mon goût décide de ma conduite, je passerais volontiers ma vie dans le sein de la liberté, de l'amitié et de la philosophie. Je me croirais, après vous deux, l'homme le plus heureux de Lausanne.
J'aurais encore, monsieur, un autre compliment à vous faire sur la charge et sur la dignité que vous venez d'obtenir dans votre patrie; mais il en faut complimenter ceux qui auront à faire à vous, et je ne peux vous parler à présent que d'un bonheur qui est bien au dessus des emplois. Permettez moi de présenter mes respects à mad. de Brenles, et de vous renouveler les sentiments avec lesquels je compte être toute ma vie,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
Voltaire
Je vous supplie de vouloir bien faire souvenir de moi mr Polier, qui le premier m'inspira l'envie de voir le pays que vous habitez.