1754-11-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Abram Elie Daniel Clavel de Brenles.

Me voylà monsieur lié à vous par la plus tendre reconnaissance.
Je vous dois faire d'abord l'aveu sincère de ma situation. Je n'ay pas plus de deux cent trente mille livres de France à mettre à une aquisition. Si avec cette somme il faut encor payer le sixième, et ensuitte mettre un argent considérable en meubles, il me sera impossible d'acheter la terre d'Alaman. Vous savez monsieur que quand je vous confiai le dessein que j'ay depuis longtemps de m'approcher de vous, et de venir jouir de votre société dans le sein de la liberté et du repos je vous dis que je pouvais tout au plus mettre 200000lt de France à l'achat d'une terre. Tout mon bien en France est en rentes dont je ne peux disposer.

Loüer une maison de campagne serait ma ressource. Mais je vous avoüe que j'aimerais baucoup mieux une terre. Il est très désagréable de ne pouvoir embellir sa demeure, et de n'être logé que par emprunt.

Nous voicy au mois de novembre. L'hiver approche. Je prévoi que je ne pourai me transplanter qu'au printemps. Conservez moy vos bontez. Peutêtre pendant l'hiver Alaman ne sera pas vendu; et on se relâchera sur le prix. Peutêtre se trouvera t'il quelque terre à meilleur marché, qui me conviendra mieux; il y en a dit on, à moitié chemin de Lauzanne et de Geneve. Vous sentez à quel point je suis honteux de vous donner tant de peines et d'abuser de votre bonne volonté. Tout mon regret àprésent est de ne pouvoir venir vous remercier. Ma santé est si chancelante que je ne peux même faire le voiage nécessaire que je devais faire en Bourgogne. Je ne vis plus que de l'espérance de finir mes jours dans une retraitte douce et libre. J'ay vu à Plombieres monsieur l'avoyer de Berne. Je ne sçais pas son nom. Il est instruit du désir que j'ay toujours eu de me retirer sur les bords de votre beau lac, comme Amédée à Ripaille: mais il me semble qu'il témoigna à un de mes amis qu'il craignait que ce pays là ne me convint pas. J'ignore quelle était son idée quand il parlait ainsi. Je ne sçais si c'était un compliment, ou si c'était une insinuation de ne point venir m'établir dans un pays dont il croiait aparemment que les mœurs étaient trop différentes des miennes. Il vint deux ou trois fois chez moy, et me fit baucoup de politesses. Vous pouriez aisément monsieur savoir sa manière de penser par le moyen de votre amy qui est dans le conseil, vous pouriez m'instruire s'il sera àpropos que je luy écrive, et de quelle formule on doit se servir en luy écrivant.

Je voudrais m'arranger pour venir chez vous avec l'approbation de votre gouvernement, et sans déplaire à ma cour. J'auray aisément des passeports de Versailles pour voiager. Je peux ensuitte donner ma mauvaise santé pour raison de mon séjour. Je peux avoir du bien en Suisse, comme j'en ai sur le duc de Virtemberg. En un mot tout cela peut s'arranger. Il est triste de tant différer quand le temps presse. L'hiver de ma vie et celuy de l'année m'avertissent de ne pas perdre un moment, et l'envie de vous voir me presse encor davantage.

Il n'y a guères d'apparence que je puisse loüer cet hiver La maison de campagne dont vous me parlez. Ce sera ma ressource au printemps si je ne trouve pas mieux. En un mot il n'y a rien que je ne fasse pour venir philosofer avec vous et pour vivre et mourir dans la retraitte et dans la liberté. Adieu monsieur, je n'ay point de termes pour vous exprimer combien je suis sensible à vos bontez.