Colmar 19e mars 1754
En réponse à votre lettre du 15, je vous dirai, monsr, que le sr Philibert n'a pas encore osé m'envoyer son édition, mais qu'il a osé annoncer dans la gazette de Basle cette édition corrigée & augmentée par moi.
J'ai été justement indigné de ce mensonge, qui m'est très préjudiciable dans le pays où je suis, & j'ai prié mr. Vernet de lui en marquer mon ressentiment. Je viens de voir son livre, qu'on m'a prêté aujourd'hui. Il a copié fidèlement, sur du vilain papier, & avec de mauvais caractères, toutes les bévues des éditions de la Haye & de Paris. Vous jugerez bien mr, que ce n'est pas là un bon moyen pour avoir mes ouvrages.
Le voyage à Lausanne dont vous me parlez, n'est pas si aisé à entreprendre que vous le pensez. J'ai le malheur de ne pouvoir pas faire un pas sans que l'Europe le sache. Cette malheureuse célébrité est un de mes plus grands chagrins. D'ailleurs, mr, me répondriez vous que je fusse aussi libre à Lausanne qu'en Angleterre? Me répondriez vous que ceux qui m'ont persécuté à Berlin, ne me poursuivissent pas dans le Canton de Berne? La seule manière peut-être qui me convînt serait d'y être incognito, je vous en serais plus utile; mais cette manière n'est guère praticable. Vous voyez que je ne suis pas le maître de ma destinée. Si je l'étais, soyez très sûr que je partirais demain, malgré mes maladies & malgré les neiges, & que je viendrais achever ma vie à Lausanne. Une lettre de mr de Branles, que j'ai vue ces jours-ci, augmente bien mon désir de voir votre ville. Je ne peux vous offrir dans le moment présent que des désirs & des regrets très sincères. Je me flatte encore qu'il n'est pas impossible que je vienne vous voir: mais il faut ne point déplaire à mon roi: il faut un voyage sans aucun éclat. Il y a six mois que je garde la chambre à Colmar: mon âge & mon goût demandent la solitude. Je la voudrais profonde, je la voudrais ignorée. Heureux celui qui vit inconnu. Je vous embrasse de tout mon cœur.
V.