1755-11-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Mes peines d'ésprit, mon cher Monsieur, sont aussi grandes que celles dont mon corps est tourmenté.
Monsieur Pollier de Bottens, instruit des chagrins que me donne l'édition de ce malheureux ouvrage si falsifié et si défiguré, me mande qu'il m'a prévenu par ses bons offices, et qu'il a assemblé le Corps académique pour empêcher le débit de cette œuvre de ténèbres dans Lausanne. Il me mande aussi qu'il a écrit d'office à monsr Enghel, membre du Conseil souverain de Berne, pour le prier de faire à Berne les mêmes démarches qu'il a faites à Lausanne. On me confirme que l'édition qui parait, est celle de Maubert: je ne puis rien savoir de positif sur tout cela dans ma solitude, et dans mes quatre rideaux au milieu de mes souffrances. J'aurais souhaité en éffet qu'on eût pû prévenir le débit de cette rapsodie à Berne, comme on l'a fait à Genêve; mais ce que je souhaite encor, c'est qu'il n'y ait point d'éclat. Je m'en rapporte, Monsieur, avec confiance à votre amitié, et aux bontés de Leurs Excellences à qui Mr de Paulmy m'a recommandé. Il est certain que l'ouvrage tel qu'il est n'est pas le mien: mais comme il y a en éffet quelques morceaux qui m'appartiennent, tout éstropiés qu'ils sont, et que j'ai fait à la vérité quelque chose sur ce sujet, il y [a] près de trente ans, vous sentez que le contrecoup retombe sur moi.

Vous savez l'horrible événement de Lisbonne, de Seville et de Cadix. La ville de Lisbonne engloutie par un tremblement de terre; cent-mille âmes ensevelies sous les ruines: Seville endommagé, Cadix submergé pendant quelques minutes par le même tremblement: voilà un terrible argument contre l'optimisme. Il est honteux dans des événements aussi épouvantables de songer à ses affaires particulières.

Je vous embrasse tendrement.

Vre