1755-12-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Palissot de Montenoy.

On ne peut vous connaître, Monsieur, sans s'intéresser à vous.
J'ai appris votre maladie avec un véritable chagrin. Je n'ai pas besoin du non ignara mali, miseris succurrere disco, pour être touché de ce que vous avez souffert. Je suis beaucoup plus languissant que vous ne m'avez vu, et je n'ai pas même la force de vous écrire de ma main. Si vous écrivez à made la Comtesse de la Marke, je vous supplie de lui dire combien je suis touché de l'honneur de son souvenir: je le préfère à ma belle situation, et à la vue du Lac et du Rhône. Ayez la bonté, je vous en prie, de lui présenter mon profond respect. On ne sait que trop à Genêve le désastre de Lisbonne et du Portugal: plusieurs familles de négociants y sont intéressées. Il ne reste pas actuellement une maison dans Lisbonne; tout est englouti ou embrasé. Vingt villes ont péri. Cadix a été quelques moments submergé par la mer. La petite ville de Conil à quelques lieuës de Cadix détruite de fond en comble. C'est le jugement dernier pour ce pays-là; il n'y a manqué que la trompette. A l'égard des anglais ils y gagneront plus à la longue qu'ils n'y perdront: ils vendront chèrement tout ce qui sera nécessaire pour le rétablissement du Portugal.

Je n'ai point de nouvelles de votre compagnon de voyage; il m'a paru fort aimable, et digne d'être votre ami. J'espère que vous ne m'oublierez pas quand vous le verrez ou que vous lui écrirez. made Denis sera très sensible à votre souvenir: elle est actuellement à ma petite cabanne de Monriond auprès de Lausanne où elle fait tout ajuster pour nous y établir l'hiver en cas que mes maladies m'en laissent la force. Si jamais vous repassiez près de notre Lac, j'aurais l'honneur de vous recevoir un peu mieux que je n'ai fait. Nous commençons à être arrangés. Mr de Gauffecourt est ici depuis quelques jours; je crois que vous l'avez vu à Lyon: il fait pour le sel à peu près ce que vous faites pour le tabac; mais il ne fait pas de beaux vers comme vous. J'ai l'honneur d'être avec les sentiments les plus sincères, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur

Voltaire