à Colmar 26 mars 1754
Mon révérend Père,
La lettre du 22 mars dont vous m'honorez, sert beaucoup à ma consolation.
Je vois combien vôtre probité, et vôtre amitié sont blessées de l'usage indiscret, et infidèle qu'on a fait de vôtre lettre et de la mienne: non seulement elles sont imprimées, mais elles le sont avec des termes dont vous étes incapable de vous servir, et qui ne sont compatibles ni avec les bontés que vous avez toujours euës pour moi, ni avec la vérité, ni avec les bienséances, encor moins avec le triste état où je suis; car il y a cinq mois que je sorts peu de mon lit. Je supporte mes maux avec quelque courage. L'étude les adoucit; mais ils seraient intolérables, si j'étais assez malheureux pour qu'une lettre outrageante de vous à moi fût publique, sans que vous eussiez la bonté de corriger par des marques de vôtre politesse, et de vôtre amitié les éffets de cette lettre falsifiée et empoisonnée. Le père Mérat a senti toute l'irrégularité de ce procédé. Il est venu s'en éxcuser chez moi avant hier. Je lui ai épargné la peine de se justifier; j'ai écarté tout ce qui pouvait avoir l'air du moindre reproche, et il doit être content de la manière dont je l'ai reçu. Il ne me reste qu'à vous supplier très-instamment de m'écrire seulement un mot, qui désavoüe la lettre qu'on vous impute, et qui sans rien reprocher à personne, certifie seulement que cette lettre telle qu'elle est publiée, n'est point celle dont vous m'avez honoré. La vérité et l'amitié trouveront également leur avantage dans cette démarche que j'attends de vôtre caractère sage et bienfaisant. Je montrerai ce mot au commandant, et aux Magistrats de la ville où je suis, qui viennent quelque fois me consoler dans ma longue maladie; et cette marque prétieuse de vôtre bonté sera seule capable de dissiper le chagrin que m'a causé l'abus public de vos bontés mêmes.
Le Père Mérat ne m'a point donné vôtre discours, que j'attends comme une nouvelle preuve de vos attentions obligeantes, et comme un nouveau motif de mon attachement et de mon éstime: il m'a dit qu'il l'attendait de Strasbourg.
Permettez-moi de vous donner ici des éclaircissements sur les deux anecdotes dont vous me parlez. Feu Mr. le marquis de Fenelon me récita les vers en question du célèbre archevêque de Cambray dans sa chambre à la Haye en 1743 après la battaille de Dettingen. L'Abbé de la Ville y était présent, et il servirait de témoin s'il voulait avoir de la mémoire. Le marquis de Fenelon d'aujourdui était alors mousquetaire et prisonnier de guerre. Son père avait retenu ces vers de mémoire. Je les écrivis sur mes tablettes que j'ai encore, et je les fis transcrire dans un recueïl qui est tout de la même main. Feu le marquis de Fenelon me dit, que ces vers étaient une parodie d'un air de Lully. J'ignore encor l'air; mais les paroles méritent d'être retenuës. Le neveu de l'auteur les regardait seulement comme le témoignage d'un homme détrompé des vaines disputes, convaincu de l'ignorance des savants, et mettant toute sa confiance dans l'Etre suprème.
Pour vous donner un éclaircissement plus ample et plus important, voici les derniers mots d'une lettre que m'écrivit Mr. de Ramsay, le disciple de l'archevêque de Cambray, et le dépositaire de toutes ses pensées: you may say boldly that if he had liv'd in a frée country, he would have been the hero of philosophy and the Plato of his age. Faites-vous éxpliquer ce passage par le révérend Pére Lesley, à qui je présente ici mes respects.
A l'égard de la défense de Mylord Bollingbroke, elle est l'ouvrage d'un souverain et de deux autres personnes: mais dat veniam corvis, vexat censura columbas.
Je compte avoir l'honneur de vous envoïer incessamment les annales de l'Empire, et vous supplier de leur donner place dans vôtre bibliothéque. Je n'ai fait cet ouvrage que par pure complaisance pour Madame la Duchesse de Saxe-Gotha, qui m'honore de sa bonté et de sa confiance. Je peux assurer que ces annales sont éxactes et vraïes; mais je ne peux répondre qu'elles plaisent. Ne soïez point surpris de mes travaux. Quand on n'a qu'une passion, elle nous mène toujours loin. Le travail d'ailleurs est la vraie consolation de la vie.
Je m'intéresse tendrement à vôtre santé, non seulement à cause du non ignara mali, miseris succurrere disco: mais par l'attachement véritable que j'ai pour vótre personne, par l'utilité dont vous étes, par mon estime, et par l'amitié respectueuse avec la quelle je serai toujours
Mon révérend Père
Vôtre très-humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Vous me ferez sans doute mon révérend père une très grande faveur de me mettre aux pieds de sa m. le roy de Pologne, et luy présenter mes profonds respects ainsi que ma juste admiration pour tous les bienfaits éclairez dont il comble le pays qu'il gouverne.
Mais probablement l'état de ma santé ne me permettra pas de passer à Nancy. Le p. Mérat m'aporte dans ce moment votre discours.