1757-09-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théodore Tronchin.

Il me paraît assez étrange mr que le seul catholique romain qui jamais ait été le panégyriste de la liberté de Genève & de son gouvernement trouve un adversaire dans un Genevois.
Ce qui doit me surprendre & m'affliger davantage c'est que ce Genevois soit m. le ministre Vernet. Il n'y a personne dans votre ville sur l'indulgence de qui j'aurais dû compter autant que sur la sienne. C'est lui qui le premier m'engagea à venir dans votre république; c'est lui qui eut la bonté de faire imprimer en 1754 chez le sr Philibert, la première édition qui parut dans ce pays de la même histoire qu'il veut aujourd'hui condamner. Cette histoire à la vérité était toute tronquée, très défigurée & infiniment trop libre; mais il ne l'honora pas moins de tous ses soins. C'est lui qui en corrigea les feuilles; c'est lui qui daigna l'honorer d'une préface remplie des plus grands éloges; c'est lui enfin qui me proposa de donner sous ses yeux ma véritable édition, & de lui adresser mon manuscrit. Son zèle même alla jusqu'à prétendre que je lui avais fait cette ouverture neuf années auparavant. Ses bons offices en cela allaient beaucoup plus loin que sa mémoire; car je vous jure mr que je n'avais jamais osé penser à prendre la liberté de le charger du fardeau de cette édition.

Ce fut encore lui mr qui m'apprit pendant que j'étais à Colmar que messs Cramer avaient dessein d'imprimer le même ouvrage; & c'est ce qui disposa l'un des frères Cramer à venir me chercher à Colmar & à m'amener à Genève. Il n'y a offre de service que m. le ministre Vernet n'ait bien voulu me faire; il n'y a sorte d'insinuation qu'il n'ait daigné employer pour m'enhardir à recevoir l'honneur qu'il m'a voulu faire d'être deux fois mon éditeur.

Vous jugerez aisément mr de la vérité de tous ces faits par quelques feuilles de ses lettres que le hasard m'a fait retrouver. Je souligne les endroits qui prouvent toutes ses anciennes bontés; & je dois encore avoir à Lausanne une douzaine de ses lettres dans lesquelles sa bienveillance & son empressement s'expliquent en termes beaucoup plus forts.

Quand j'arrivai à Geneve il fut le premier qui me rendit visite; il me fit l'honneur de manger chez moi plusieurs fois. Je ne lui ai jamais donné le plus léger sujet de plainte; en un mot je ne vois aucune raison qui puisse l'engager à troubler le repos de ma vieillesse & de la sienne.

Non seulement il écrit contre un ouvrage qu'il a imprimé, qu'il a voulu réimprimer, & qu'il a honoré d'une préface. Non seulement il veut ôter ici le repos à un homme infirme qu'il a pressé de venir ici chercher le repos; mais dans ce qui concerne la malheureuse aventure de Servet, il écrit contre ses propres sentiments universellement reconnus: il me prodigue des éloges dans une de ses lettres sur les services que j'ai rendus, dit il, au genre humain en inspirant la tolérance; & ce sont aujourd'hui les armes de l'intolérance qu'il prend contre moi.

J'avoue que je ne conçois pas ce qui peut l'engager à de telles démarches. Je vous proteste que je n'ai rien lu de ce qu'on a inséré dans le mercure de Neufchatel, & que je ne lirai point ce qu'il écrira. Ce n'est pas par mépris pour lui, je suis très éloigné de ce sentiment; c'est uniquement par amour pour la paix.

S'il s'agissait de mettre au jour ses procédés vous voyez quel serait mon avantage. S'il s'agissait de discuter les faits avancés dans l'histoire universelle, je n'en aurais pas moins: mais mon respectueux attachement pour la république, & ma reconnaissance pour les bontés véritables dont on m'honore ici m'imposent un silence que m. Vernet aurait dû peut-être garder. Je me flatte, mon cher monsieur, que vous approuverez mes sentiments. Vous gouvernez mon âme & mon corps. Il leur faut à tous deux du régime; & ce régime est la tranquillité. Elle est absolument nécessaire au triste état où je suis.

Je vous prie de ne point égarer la liasse des lettres que j'ai l'honneur de vous envoyer. Vous savez avec quelle tendresse je vous suis attaché.

Voltaire