à Ferney le 5 janvier 1767
J'ai reçu, m., la lettre dont vous m'avez honoré le 25 xbre accompagnée de vos vers charmants, et j'allais vous remercier de ces deux faveurs, lorsque j'ai reçu votre lettre consolante du 29.
Rien ne pouvait verser plus de baume sur ma blessure que la sensibilité d'un cœur comme le vôtre qui répond de celui de m. Dorat. J'avoue qu'il m'a fait un affront d'autant plus cruel qu'il s'adresse à l'homme du monde qui fait le plus de cas de ses talents. Ma famille a toujours été l'amie de la sienne. Il est né pour avoir de la considération parmi les honnêtes gens, et je n'impute qu'à ses fatales liaisons avec Freron l'outrage que j'ai reçu de lui.
S'il avait pu savoir de quoi il est question avec le sr Rousseau, je suis persuadé que sa probité aurait été alarmée d'insulter publiquement un homme de mon âge, à qui son amitié pour vous devait quelque ménagement. Je vous fais juge des procédés de Rousseau avec moi.
Vous savez que ma mauvaise santé m'avait conduit à Genêve auprès de m. Tronchin le médecin, qui alors était ami de Rousseau. Je trouvai les environs de cette ville si agréables que j'achetai d'un magistrat 87000lt une maison de campagne à condition qu'on m'en rendrait 38 mille lorsque je la quitterais. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genêve contre ses magistrats, et il a eu enfin la funeste et dangereuse satisfaction de voir son projet accompli.
Il écrivit d'abord à m. Tronchin qu'il ne remettrait jamais les pieds dans Genêve tant que j'y serais. M. Tronchin peut vous certifier cette vérité. Voici la seconde démarche.
Vous connaissez le goût de mad. Denis ma nièce pour les spectacles. Elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney qui sont sur la frontière de France, et les genevois y accouraient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants et quelques prédicants qu'on nomme ministres.
Voilà pourquoi, m., il prit le parti de ministres au sujet de la comédie contre m. Dalembe quoi qu'ensuite il ait pris le parti de m. d'Alembert contre les ministres, et qu'il ait fini par outrager également les uns et les autres. Voilà pourquoi il voulut d'abord m'engager dans une petite guerre au sujet des spectacles. Voilà pourquoi en donnant une comédie et un opéra à Paris il m'écrivit que je corrompais sa république en faisant représenter des pièces dans mes maisons par la nièce du grand Corneille que plusieurs genêvois avaient l'honneur de seconder.
Il ne s'en tint pas là. Il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature, il les engagea à rendre le conseil de Genêve odieux, et à lui faire des reproches de ce qu'il souffrait malgré la loi un catholique domicilié sur leur territoire tandis que tout genevois peut acheter en France des terres seigneuriales et même y posséder des emplois de finance. Ainsi cet homme qui prêchait à Paris la liberté de conscience, et qui avait tant besoin de tolérance pour lui, voulait établir dans Genêve l'intolérance la plus révoltante, et en même temps la plus ridicule.
M. Tronchin entendit lui même un citoyen qui est depuis longtemps le principal boutefeu de la république, dire qu'il fallait absolument exécuter ce que Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Delices qui est aux portes de Genêve. M. Tronchin qui est aussi honnête homme que bon médecin empêcha cette levée de boucliers, et ne m'en avertit que longtemps après.
Je prévis alors les troubles qui s'exciteraient bientôt dans la petite république de Genêve. Je résiliai mon bail à vie des Delices. Je reçus 38 mille livres, et j'en perdis 49, outre environ 30 mille francs que j'avais employés à bâtir dans ces enclos.
Ce sont là, m., les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue envers moi. M. Tronchin peut vous les certifier, et toute la magistrature de Genêve en est instruite.
Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m'a chargé auprès de m. le pce de Conty, et de mad. la duche de Luxembourg dont il avait surpris la protection. Vous pouvez d'ailleurs vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé les services de m. Grimm, de m. Helvetius, de m. Diderot, et de tous ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu'on voulait alors faire passer pour de l'éloquence.
Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous supplie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu'il m'a suscitées pendant quatre années, ont été le prix de l'offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne nommée l'Hermitage que vous avez vue entre Tournay et Ferney. Je vous renvoie pour tout le reste à la lettre que j'ai été obligé d'écrire à m. Hume, et qui était d'un style moins furieux que celle ci.
Que m. Dorat juge à présent s'il a eu raison de me confondre avec un homme tel que Rousseau et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que m. Hume, m. d'Alembert et moi nous avons été obligés de repousser, offenses qu'aucun homme d'honneur ne pouvait passer sous silence.
M. d'Alembert et m. Hume qui sont au rang des premiers écrivains, de France et d'Angleterre, ne sont point des bouffons; je ne crois pas l'être non plus, quoique je n'approche pas de ces deux hommes illustres.
Il est vrai, m., que malgré mon âge et mes maladies, je suis très gai quand il ne s'agit que de sottises de littérature, de prose ampoulée, de vers plats ou de mauvaises critiques; mais vous savez que je suis très sérieux sur les procédés, sur l'honneur, et sur les devoirs de la vie.
C'est, m., une des raisons qui m'ont attaché à vous, quand vous m'avez fait l'honneur de venir me voir à Ferney. Vous m'avez séduit par vos grâces, mais vous avez gagné mon cœur par votre mérite. M. le duc de Choiseul que nous appelions si souvent Messala, sait quelle justice je vous ai rendue, quand il a permis avec sa bonté ordinaire que j'eusse l'honneur de lui écrire. Je vous le rendrai toujours.
Je vois avec une satisfaction extrême que vous étudiez le métier de la guerre en homme d'esprit, que vous ne vous bornez pas à remplir simplement vos devoirs, que vous cherchez à être utile, et que vous l'êtes; que vous regardez les belles lettres comme un amusement, et le service comme votre occupation. J'aime vos jolis vers, j'aime encore mieux vos talents militaires. Comptez que je serai toute ma vie avec les sentiments les plus inaltérables, mr votre très humble &c.