1762-07-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Pictet.

Je supplie Monsieur le Collonel Pictet de vouloir bien se faire mieux informer.
Je ne suis point venu chercher un azile dans la République de Genêve. Je n'y ai pris une maison de campagne que pour ma santé. Tout le monde sçait que j'allais aux eaux d'Aix; que Mr le professeur Tronchin me les déconseilla, et entreprit ma guérison. Je ne suis venu icy que comme cent autres étrangers que la réputation et la science de mr Tronchin y attirent.

J'ai acquis des terres dans le païs de Gex, parce que j'ai du bien dans les provinces voisines. Je pouvais suivre mon goût pour l'agriculture et pour la retraitte dans d'autres terres en France, puisque le Roy m'a toujours conservé ma charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre, et m'a gratifié d'une pension depuis que je suis icy.

Il ne tenait qu'à moi de revenir auprès du Roy de Prusse qui m'a fait l'honneur de m'écrire plusieurs fois, mais je ne l'ai pas voulu, et je ne l'ai pas dû.

J'ai toujours vécu dans la retraitte; et je n'ai couché que deux fois à Genêve depuis huit années.

Je n'ai vu qu'une seule fois en ma vie le sr Jean Jaques Rousseau à Paris, il y a vingt cinq ans.

Je suis si éloigné d'être son ennemi que je lui ai fait offrir, il y a quelques années, une de mes maisons pour rétablir sa santé.

Je n'ai point lu ses deux derniers livres; j'en ai parcouru un à la hâte, aiant des occupations plus pressées, qui demandent tout mon temps.

Il est impossible qu'on ait pu prendre dans mon Château de Ferney la résolution de condamner le sr Rousseau, puisque j'habite depuis trois mois les Délices, où j'ai été malade à la mort.

J'ai été assez heureux pour rendre quelques services à des citoyens de Genêve auprès du ministère de France. Voilà toute ma faction.

Je respecte tellement le conseil de Genêve, que je n'ai parlé à aucun de ses membres ni du sr Rousseau, ni de ses livres, celà ne convient pas à un étranger; je ne sçais que révêrer le Conseil et ses décisions, et je ne m'informe jamais de ce qui se passe à Genêve.

Il est faux que j'aie jamais rien écrit contre la religion chrétienne; j'ai toujours recommandé la Religion et la tolérance. Je suis très persuadé qu'un aussi honnête homme que Monsieur Pictet, à la famille duquel je suis très attaché, sera fâché de m'avoir rendu si peu de justice.

Je l'assure de mes respectueux sentiments.