1767-03-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Simon Nicolas Henri Linguet.

Monsieur,

Je n'ai point encore reçu le livre que vous voulez bien m'envoyer, et probablement je ne l'aurai de longtemps. La communication entre Lyon et Geneve est interrompue; mais je ne veux pas différer les remerciements que je vous dois.

Je crois comme vous, monsieur, qu'il y a beaucoup à reprendre dans l'esprit des lois. Il y a très peu de lecteurs attentifs. On ne s'est point aperçu que presque toutes les citations de monsr de Montesquieu sont fausses. Il cite le prétendu testament du cardinal de Richelieu, et il lui fait dire au chapitre 6 dans le livre 3 que s'il se trouve dans le peuple quelque malheureux honnête homme il ne faut point s'en servir. Ce testament qui d'ailleurs ne mérite pas la peine d'être cité, dit précisément le contraire, et ce n'est pas au 6e mais au 4e chapitre. Il fait dire à Plutarque que les femmes n'ont aucune part au véritable amour.

Il ne songe pas que c'est un des interlocuteurs qui parle ainsi et que ce Grec trop grec est vivement réprimandé par le philosophe Daphneus pour lequel Plutarque décide. Ce dialogue est tout consacré à l'honneur des femmes; mais Montesquieu lisait superficiellement, et jugeait trop vite.

C'est la même négligence qui lui a fait dire que le grand seigneur n'était point obligé par la loi de tenir sa parole; que tout le bas commerce était infâme chez les Grecs; qu'il déplore l'aveuglement de François premier qui rebuta Cristophe Colomb qui lui proposait les Indes &a. Vous remarquerez que Colomb avait découvert l'Amerique avant que François premier fût né.

La précipitation de son esprit lui fait dire au même endroit, livre 4, chapre19, que le conseil d'Espagne eut tort de défendre l'emploi de l'or en dorures. Un décret pareil, dit il, serait semblable à celui que feraient les états de Hollande s'ils défendaient la cannelle. Il ne fait pas réflexion que les Espagnols n'avaient point de manufactures, qu'ils auraient été obligés d'acheter les étoffes et les gal ons des étrangers, et que les Hollandais ne pouvaient acheter ailleurs que chez eux la cannelle.

Presque tous les exemples qu'il apporte sont tirés des peuples presque inconnus du fond de l'Asie sur la foi de quelque voyageur mal instruit et menteur. Il affecte une connaissance très mal placée de la géographie, et il se trompe au point d'affirmer, qu'il n'y a de fleuve en Perse que le Cirus; il oublie le Tigre, l'Euphrate, l'Oxus, l'Araxe et le Phase.

Malheureusement son livre n'a pour fondement qu'une antithèse qui se trouve fausse. Il dit que les monarchies sont établies sur l'honneur, et les républiques sur la vertu; et pour soutenir ce prétendu bon mot, la nature de l'honneur, dit il livre 3, chapitre 7, est de demander des préférences, des distinctions. L'honneur est donc par la chose même placé dans le gouvernement monarchique. Il devait songer que par la chose même, on briguait dans la république romaine la préture, le consulat, des triomphes, des couronnes et des statues.

Enfin, je ne serais pas étonné que le livre vous paraisse plus rempli d'épigrammes que de raisonnements solides, et cependant il y a tant d'esprit et de génie qu'on le préférera toujours à Grotius et à Pufendorf. Leur malheur est d'être ennuyeux et ils sont plus graves que solides.

Grotius contre lequel vous vous élevez avec tant de justice a extorqué de son temps une réputation qu'il était bien loin de mériter. Son traité de la religion chrétienne est méprisé de tous les savants. C'est là qu'il dit au chapitre 22 de son premier livre, que l'embrasement de l'univers est annoncé dans Histape et dans les Sibylles. Il ajoute à ces témoignages ceux d'Ovide et de Lucain; cite Lycophron pour prouver l'histoire de Jonas.

Pour bien juger du caractère de l'Esprit de Grotius, il n'y à qu'à lire sa harangue à la reine Anne d'Autriche sur sa grossesse. Il la compare à la juive Anne qui eut des enfants étant vieille. Il dit que les dauphins en faisant des gambades sur l'eau, annoncent la fin des tempêtes, et que par la même raison le petit dauphin qui remue dans son ventre, annonce la fin des troubles du royaume.

Je vous citerais cent sottises de ce Grotius qui a été tant admiré.

A l'égard de Jean Jaques Rousseau dont vous me parlez, j'avoue qu'il n'a pas le génie de Montesquieu, ni l'érudition de Grotius; mais il tombe dans de plus grands écarts. Il n'a jamais écrit que des paradoxes, et il s'est toujours contredit. Sans la digression de son Vicaire savoyard, digression très mal placée dans l'instruction d'un jeune homme, on oublierait qu'il a écrit; et encore ce Vicaire se contredit il lui même en étant pénétré de respect pour des mystères qu'il trouve absurdes. Le reste de son Emile et de son Heloïse sont aujourd'hui dans la boue avec leur auteur. C'est un très méchant homme connu par la plus lâche et la plus orgueilleuse ingratitude. Toutes ses manœuvres sont d'un bas scélérat, démasqué par toute la magistrature de Geneve, et connu pour tel par m. le duc de Choiseul et par le roi lui même. Je ne vous conseille pas de prendre le parti de ce misérable; ce n'est point par des paradoxes et du charlatanisme qu'on mérite l'estime des honnêtes gens. C'est par une conduite honnête; il faut l'avoir et il ne l'a pas eue. Je pense et je parle comme milord Walpole qui lui a dit à lui même qu'il le méprisait.

J'en ai bien plus de motifs que mylord Walpole, et le célèbre mr Tronchin en a été le témoin. Il sait avec qui Rousseau se ligua pour me forcer à quitter une maison de campagne que j'avais achetée à vie sur le territoire de Geneve. Il sait comme il cabala avec les prédicants, et comme ensuite il cabala contre eux. Ce malheureux qui venait de donner à Paris une comédie sifflée s'avisa de m'écrire que je corrompais sa république, en donnant des spectacles dans mon château de Ferney. Il m'écrivit que j'avais menti, si j'avais dit qu'il n'avait pas été secrétaire de l'ambassade de m. le comte de Montaigu à Venise, et qu'il en avait menti lui, s'il n'avait pas eu tous les honneurs de l'ambassadeur; et il se trouve par ses propres lettres écrites de Venise qu'il était domestique du comte de Montaigu et qu'il fut chassé à coups de bâton. Ces lettres furent écrites à mr Dutheil à qui il demandait l'aumône.

Ce beau philosophe a fini par mettre le trouble dans sa patrie, par être chassé de Geneve, de Berne et de Neufchatel; et il imprime qu'il lui faut des statues. Voilà des vérités, monsieur, voilà sur quoi il faut juger. Ajoutez à cela qu'il n'a signalé sa perfidie envers moi que parce que je lui avais offert le don d'une maison de campagne, et qu'il ne s'est élevé contre m. Hume que parce que m. Hume lui avait voulu procurer une pension. Après cela, prenez son parti si vous voulez.

J'espère, quand j'aurai lu votre livre, que je vous dirai avec la même vérité combien je vous estime; c'est un sentiment que votre lettre m'a déjà inspiré. Je suis surtout pénétré du désir que vous paraissez témoigner de voir l'union régner parmi les gens de lettres. Ils seraient bien forts s'ils connaissaient le prix de cette union. Ce serait la phalange macédonienne qui ne trouverait point de Paul Emile chez les fanatiques.

J'ai l'honneur d'être avec toute l'estime et les sentiments que je vous dois &a.