20 juin 1777 à Ferney
En passant tout d'un coup par dessus les compliments et les remerciements que je vous dois, je commence par avouer que despotique et monarchique, sont tout juste la même chose dans le cœur de tous les hommes, et de tous les êtres sensibles.
Despote, herus, signifient maître, et monarque signifie seul maitre, ce qui est bien plus fort. Une mouche est monarque des animalcules imperceptibles qu'elle dévore. L'araignée est monarque des mouches puisqu'elle les emprisonne et les mange. L'hirondelle domine sur les araignées. Les piesgrièches mangent les hirondelles: cela ne finit point.
Vous ne disconviendrez pas que les fermiers généraux ne nous mangent. Vous savez que le monde est ainsi fait depuis qu'il existe. Cela n'empêche pas que vous n'ayez très lumineusement raison contre l'abbé Mably, et je vous en rends, monsieur, mille actions de grâces. Vous prouvez très bien que le gouvernement monarchique est le meilleur de tous; mais c'est pourvu que Marc Aurele soit le monarque, car d'ailleurs, qu'importe à un pauvre homme d'être dévoré par un lion ou par cent rats?
Vous paraissez, monsieur, être de l'avis de l'Esprit des lois, ou plutôt de l'esprit sur les lois, en accordant que le principe des monarchies s est l'honneur, et le principe des républiques la vertu. Si vous n'étiez pas de cette opinion je serais de celle de mr le duc d'Orléans, régent, qui disait d'un de nos grands seigneurs, C'est l'homme le plus parfait de la cour, il n'a ni humeur, ni honneur. Et je dirais au président de Montesquieu, quand il veut prouver sa thèse en disant que dans un royaume, on recherche les honneurs, 'On les recherche encore plus dans les républiques. On courait après les honneurs de l'ovation, du triomphe et de toutes les dignités. On veut même être doge à Venise, quoique ce soit vanitas vanitatum'.
Au reste, monsieur, vous êtes beaucoup plus méthodique que cet esprit des lois; et vous ne citez jamais à faux comme lui, ce qui est un point bien important, car si vous voulez vérifier les citations de ce Montesquieu vous n'en trouverez pas quatre de justes. Je m'en suis donné autrefois le plaisir.
Je suis édifié, monsieur, de la circonspection avec laquelle vous vous arrêtez dans le texte au règne de Henri 4. Tout ce que vous dites m'instruit, et je prends la liberté de deviner ce que vous ne dites pas.
Je vous remercie surtout de la manière dont vous pensez et dont vous vous exprimez sur ce gouvernement tartare qu'on appelle féodal. Il est perfectionné, dit on, à la diète de Ratisbonne; il est abhorré à une demi-lieue de chez moi à droite et à gauche. Mais par une de nos contradictions françaises il subsiste dans toute son horreur derrière mon potager dans les vallées du mont Jura et douze mille esclaves des chanoines de St Claude qui ont eu l'insolence de ne vouloir être que sujets du roi, et non serfs et bêtes de somme appartenant à des moines, viennent de perdre leur procès au parlement de Besançon attendu que plusieurs conseillers de grand'chambre ont des terres où la mainmorte est en vigueur malgré les édits de nos rois; tant la jurisprudence est uniforme chez nous!
Enfin votre livre m'instruit et me console. J'en chéris la méthode et le style. Vous n'écrivez pas pour montrer de l'esprit comme fait l'auteur de l'esprit des lois et des lettres persanes, mais vous vous servez de votre esprit pour chercher la vérité. Jugez donc, monsieur, si je vous ai obligation de l'honneur que vous m'avez fait de m'envoyer votre ouvrage, jugez si je le lis avec délices, et si je n'emploie qu'une formule vaine en vous assurant que j'ai l'honneur d'être avec la plus respectueuse estime et la plus sensible reconnaissance
monsieur,
votre très humble et très obéissant serviteur
V.