1771-07-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je n’écris plus; je suis devenu en peu de tems incapable de tout.
Je suis tombé très lourdement après avoir fait encor quelques tours de passe-passe. Mon cher ange est prié de me renvoier les Pélopides de ce jeune homme, car je ne veux plus entendre parler de ces momeries dans un temps où le goût est entièrement perdu à la cour, et égaré à la ville. Il ne reste plus rien du dernier siècle; il est enterré et je m’enterre aussi.

Je remercie infiniment Madame D’Argental d’avoir fait parvenir à Made Corbi les imprécations contre les cannibales en robe qui se sont souillés tant de fois du sang innocent, et qu’on a la bétise de regreter. Il était digne de nôtre nation de singes de regarder nos assassins comme nos protecteurs. Nous sommes des mouches qui prenons le parti des araignées.

Je sais bien qu’il y a des torts de tous les côtés, celà ne peut être autrement dans un païs sans principes et sans règles.

On dit que les fortunes des particuliers se sentiront de la confusion générale; il le faut bien et je m’y attends. Ma colonie sera détruite, mes avances perdues, toutes mes belles illusions évanouies.

Je crois que mon ange a été solicité de parler à Mr De Montagnard en faveur de douze mille braves gens, qui sont, je ne sais pourquoi, esclaves de vint chanoines. On ne sait point à Paris qu’il y a encor des provinces où l’on est fort audessous des Caffres et des Hottentots.

Mon cher ange aura sans doute fait sentir à M: de Montagnard tout l’excez d’horreur et de ridicule que douze mille hommes utiles à l’état, soient esclaves de vingt fainéans, chanoines remués de moines. Mr de Montaynard a trop de raison pour n’être pas révolté d’un si abominable abus.

Que dirai-je d’ailleurs à mes anges du fond de mes déserts? Qu’il y a deux solitaires qui leurs sont attachés plus tendrement que jamais et pour toute leur vie.