4 février 1766
Monsieur,
Vous sentez bien que je suis partie dans la cause que vous défendez si bien: je vous dois autant de remerciements que d'éloges.
Votre mémoire me paraît convaincant.
Oserais je vous supplier seulement de ne point faire sans correctif le triste aveu que les comédiens ont été déclarés infâmes à Rome?
Premièrement je ne vois point de loi expresse, permanente et publiquement reconnue qui prononce cette infâmie. La loi dont les ennemis des arts triomphent est au tit. 2 du 2e liv. du digeste; cette loi ne fait point partie des lois romaines, ce n'est qu'un édit du préteur et cet édit changeait tous les ans; c'est Ulpien qui cite cet édit, sans dire à quelle occasion il fut promulgué et dans quelles bornes il était renfermé. Ulpien est chez les Romains ce que sont chez les Welches Carondas, Rebuffe et autres, qu'on n'a jamais pris pour des législateurs.
2º. Il n'y a aucun jurisconsulte romain ni aucun auteur qui ait dit qu'on regardât comme infâmes ceux qui déclamèrent des tragédies et qui récitèrent des comédies sur les théâtres construits par les consuls et par les empereurs. Ne doit on pas interpréter des édits vagues et obscurs, par des lois claires et reconnues qui les expliquent? Si l'édit rapporté au 2e livre du digeste parle de l'infâmie attachée à ceux qui in scenam prodeunt la loi de Valentin, qu'on trouve au tit. 4 du 1er liv. du code donne le sens précis de la loi du préteur citée au digeste. Elle dit: Mimœ et quœludibrio corporis sui quœstum faciunt. Les mimes et celles qui prostituent leur corps &c.
Or certainement les acteurs qui représentaient les pièces de Terence, de Varus, de Seneque n'étaient ni des mimes ni des danseuses de corde qui recevaient des soufflets sur le théâtre pour de l'argent, comme Theodore, femme de Justinien, qui fit ce beau métier avant que d'être impératrice.
3º. La loi du même code au tit. de lenonibus (des maquereaux et maquerelles) défend de forcer une femme libre et même une servante à monter sur la scène, mais sur quelle scène? Et puis n'est il pas également défendu de forcer une femme à se faire religieuse?
4º. L'article mathematicos déclare les mathématiciens infâmes et les chasse de la ville. Cela prouve-t-il que l'Académie des sciences est déclarée infâme par les lois romaines? Il est évident que par le terme mathematico les Romains n'entendaient pas nos géomètres, et que par celui de mimes, ils n'entendaient pax nos acteurs. La chose est si évidente que par la loi de Theodose, d'Arcadius et d'Honorius, si quis in publicis porticibus (Liv. 11, tit.36) il n'est défendu qu'aux pantomimes et aux vils histrions d'afficher leurs images dans les lieux où sont les images des empereurs. La source de la méprise vient donc de ce que nous avons confondu les bateleurs avec ceux qui faisaient profession de l'art aussi utile qu'honnête de représenter les tragédies et les comédies.
5º. Loin que cet art si différent de celui des histrions et des mimes fut mis au rang des choses déshonnêtes, il fut compté presque toujours parmi les cérémonies sacrées. Plutarque est bien éloigné de rapporter l'origine de la tragédie à la fable vulgaire que Thespis au temps des vendanges promenait sur un tombereau des ivrognes barbouillés de lie qui amusaient les paysans par des quolibets. Si les spectacles avaient commencé ainsi dans la savante Grece, il est indubitable qu'on aurait eu d'abord des farces avant que d'avoir des poèmes tragiques. Ce fut tout le contraire, les premières pièces de théâtre chez les Grec furent des tragédies dans lesquelles on chantait les louanges des dieux, la moitié de la pièce était composée d'hymnes. Plutarque nous apprend que cette institution vient de Minos: ce fut un législateur, un pontife, un roi qui inventa la tragédie en l'honneur des dieux: elle fut toujours regardée dans Athenes comme une solennité sainte. L'argent employé à ces cérémonies était aussi sacré que celui des temples. Montesquieu, qui se trompe presque à chaque page, regarde comme une folie chez les Athéniens de n'avoir pas détourné pour la guerre du Peloponnese l'argent destiné pour le théâtre: mais c'est que ce trésor était consacré aux dieux: on craignait de commettre un sacrilège, et il fallut toute l'éloquence de Demosthène (dans sa seconde Olynthienne) pour éluder une loi qui tenait de si près à la religion. Puisque le théâtre tragique était saint chez les Grecs, on voit bien que la profession d'acteur était honorable. Les auteurs étaient acteurs, quand ils en avaient le talent: Eschine, magistrat d'Athenes, fut auteur, Paulus fut envoyé en ambassade.
Ce spectacle était si religieux que dans la pre guerre punique les Romains l'établirent pour conjurer les dieux de faire cesser le fléau de la contagion: jamais il n'y eut à Rome de théâtre qui ne fût consacré aux dieux et qui ne fût rempli de simulacres.
Il est très faux que la profession d'acteur fut ensuite abandonnée aux seuls esclaves. Il arriva que les Romains, ayant subjugué tant de nations, employèrent les talents de leurs esclaves; il n'y eut guère chez eux de mathématiciens, de médecins, d'astronomes, de sculpteurs et de peintres que des Grecs ou des Africains pris à la guerre. Terence, Epictete, furent esclaves. Mais de ce que les peuples conquis exerçaient leurs talents à Rome, on ne doit pas conclure que les citoyens romains ne pussent signaler les leurs.
Je ne puis comprendre comment mr Huerne a pu dire que Roscius n'était pas citoyen romain; que Ciceron, son orateur adverse, employa contre lui les lois de la république, sa naissance et la vénalité des spectacles, et que Roscius n'eut rien de solide à lui opposer. Comment peut on dire tant de sottises en si peu de paroles; dans l'ordre des lois, dans l'ordre de la société et dans l'ordre de la religion, par le secours d'une littérature agréable et intéressante? Ce pauvre homme a trop nui à la cause qu'il voulait défendre. Comment a-t-il pu ignorer que Ciceron plaida pour Roscius, au lieu d'être son avocat adverse? qu'il ne s'agissait point du tout de citoyen romain, mais d'argent? Ciceron dit que Roscius fut toujours très libéral et très genéreux, qu'il avait pu gagner 3 millions de sesterces, et qu'il ne l'avait pas voulu. Est ce là un esclave? Roscius était un citoyen qui formait une académie d'acteurs. Plusieurs chevaliers romains exercèrent leurs talents sur le théâtre, nous avons encore le catalogue des prêtres qui desservaient le temple d'Auguste à Lyon; on y trouve un comédien.
Lorsque le christianisme prit le dessus, on s'éleva contre les théâtres consacrés aux dieux. St Gregoire de Naziance leur opposa des tragédies tirées de l'ancien et du nouveau testament. Cette mode barbare passa en Italie; de là nos mystères; et ce terme de mystère devint tellement propre aux pièces de théâtre, que les premières tragédies profanes que l'on fit dans le jargon welche furent appelées mystères.
Vous verrez d'un coup d'œil, monsieur, ce qu'il faut adopter ou retrancher de tout ce fatras d'érudition comique.
Mais je vous prie de ne point mettre dans le projet de déclaration: Voulons et nous plaît que tout gentilhomme et demois elle puisse représenter sur le théâtre&c. Cette clause choquerait la noblesse du royaume. Il semblerait qu'on inviterait les gentilshommes à être comédiens; une telle déclaration serait révoltante; contentons nous d'indiquer cette permission sans l'exprimer, d'autant plus qu'il n'est point du tout prouvé que Floridor fut gentilhomme: il se vantait de l'être, il ne le prouva jamais; on le favorisa, on ferma les yeux. Ce qui peut d'ailleurs se dire historiquement ne peut se dire quand on fait parler le roi. Il faut tâcher de rendre l'état de comédien honnête et non pas noble.
Je vous demande pardon, monsieur, de tout ce que je viens de dicter à la hâte, vous le rectifierez. J'insiste sur l'infamie prononcée contre les mathématiciens, cet exemple me paraît décisif: nos mathématiciens, nos comédiens ne sont point ceux qui encourent quelquefois par les lois romaines une note d'infamie; certainement cette infamie qu'on objecte n'est qu'une équivoque, une erreur de nom.
Je finis, comme j'ai commencé, par vous remercier et par vous dire combien je vous estime: agréez les respectueux sentiments de v. t. h. et ob. sr.