Paris, ce 4 [?14] février 1778
Messieurs,
Je vois avec plaisir pour la gloire & l'encouragement des arts, qu'on est jaloux de recueillir les moindres bagatelles qui leur sont relatives: voici donc exactement ce qui procura au comédien, que la mort vient de nous enlever, la connaissance honorable de m. de Voltaire.
Je dînais chez m. le prince de Wirtemberg, une personne de la société me proposa d'assister à une représentation d'Alzire que donnaient de jeunes gens, au fond du Marais près la place Royale: je ne vous cacherai pas que je reçus l'invitation avec assez d'indifférence; quoique dans un âge encore peu éclairé, je savais déjà qu'il existe un intervalle immense entre ce qu'on nomme amateurs & gens à talent de profession, & je trouvais trop de défauts aux comédiens par état, pour me sentir une prévention bien déterminée en faveur des comédiens bourgeois; la politesse me fit cependant céder, & le prince, entraîné à son tour par mes sollicitations, fut de la partie. Nous arrivons à une salle de médiocre apparence, l'assemblée était peu nombreuse & n'annonçait peut-être pas des auditeurs bien redoutables; l'acteur chargé du personnage de Zamore vient à paraître: c'était le Kain. J'oublie aussitôt les autres acteurs & les spectateurs. A travers le peu d'usage de la scène & les imperfections de l'art & de la nature, je saisis une voix qui portait le sentiment au fond du cœur comme un trait de flamme; la pièce n'était pas finie, que je m'élance sur ces tréteaux, & courant embrasser le Kain avec transport: Monsieur, m'écrié je, vous possédez le secret du grand comédien, vous avez une âme qui se rend la maîtresse des autres; & je vous prédis que vous serez un jour l'ornement de notre scène française; le prince mêla ses applaudissements aux miens; je m'en retournai bien convaincu que nous pouvions nous promettre dans le Kain un acteur excellent. Quelques jours après il vint me voir avec plusieurs de ses camarades; je lui répétai toutes les louanges que je m'applaudissais de lui avoir données. On lui avait parlé d'une comédie en cinq actes & en vers, intitulée Le Mauvais riche, ouvrage de ma plus tendre jeunesse & représenté dans la suite sur le théâtre de sa majesté prussienne; il me demanda cette pièce pour la jouer dans sa petite société. Je balançai à le satisfaire, je connaissais le besoin de corrections où était ce drame, d'ailleurs j'avais peu de temps à rester à Paris, étant appelé à Berlin par les bontés du roi de Prusse; mon amour-propre l'emporta, je sentis que je gagnerais quelque succès à m'appuyer du talent naissant de le Kain; il remplit un des premiers rôles dans Le Mauvais riche, & remporta, comme je m'y étais attendu, des applaudissements sans nombre; m. de Voltaire que j'avais invité & auquel j'avais déjà fait l'éloge de mon acteur favori, trouva que je n'en avais point trop dit; il encouragea le jeune homme par les compliments les plus flatteurs, lui accorda avec plaisir la permission de venir le voir, & lui promit tout son appui. Ma pièce fut jouée plusieurs fois; la réussite de l'acteur attira la foule au point que la police s'opposa aux représentations suivantes. M. de Voltaire parut toujours plus satisfait du comédien candidat. Il lui fit jouer sur un petit théâtre élevé dans sa maison le rôle de Seide dans son Mahomet. C'est de là que le Kain est monté au Théâtre français pour y acquérir une réputation immortelle & y laisser d'éternels regrets.
Quand Le Mauvais riche n'aurait servi qu'à procurer à la nation un comédien si digne de sa célébrité, peut-être aurais je à me flatter de m'être essayé dans le genre dramatique. Cette pièce sera incessamment imprimée. J'imagine qu'un ouvrage qui a pu contribuer en quelque chose à faire connaître le Kain, méritera du moins l'indulgence du public.
J'ai l'honneur d'être, &c.
D'Arnaud