Geneve ce Dimanche 20^e 7^bre 1772 après midy

 . . . Tout l'intérêt que devoit causer le tirage de la lotterie a été absorbé cette semaine par la passion pour la Comédie; il sembloit qu'on allait chercher le gros lot à Châtelaine par la fureur avec laqu'elle on s'y portoit.
Ce grand concours a été excité par le S^r Lekain, célèbre acteur de Paris, qui étant venu visiter Voltaire à Ferney a été sollicité de représenter sur le Théâtre de Châtelaine & y a représenté effectivement trois fois la semaine dernière dans trois pièces de Voltaire, Adelaïde du Guesclin, Mahomet & Semiramis. Je ne saurois vous peindre toutes les folies qui se sont faites à l'envi p^r voir représenter cet homme-là, les foules de monde qui y couroient dès le matin, malgré le mauvais tems; on a payé jusqu'à un louïs le louage d'une voiture & même n'en trouvoiton plus même jusqu'à Chesne . . . . Moi qui vous parle j'ai participé à la folie générale & n'ai pû résister à la curiosité de voir ce célèbre acteur sur le théâtre. Je me réservai pour Samedy qu'on devoit donner Sémiramis, où je savois qu'il brilloit le plus, dans le rôle de Ninias, & c'est pour cela que je ne pus vous écrire Vendredy étant nécessaire que je réparasse d'avance à force de travail le tems que je devois perdre le lendemain, car j'étois à Châtelaine à onze heures & demi & encore trouvé-je le Parterre rempli, mais je vis tout aussi bien depuis les secondes loges & j'eus l'avantage d'avoir la Compagnie de Mr Mussard, ami de Mr Robin, qui avoit fait une exception de ses principes patriotiques contre la Comédie en faveur de l'acteur en question, comme deux autres jeunes Ministres qui ont aussi secoué pour cela les entraves Ecclésiastiques. Je ne vous nommerai que Mr Chauvet parce que je n'y ai vû que lui . . . .. Je vis des choses sublimes & qui surpassèrent encore l'idée que m'avoit donné la renommée de ce grand acteur . . . .. Comme toutes les passions viennent se peindre sur son visage! qu'elle magnifique récitation! quels gestes cadencés! qu'elle brillante pantomine! Mais c'est encore moins l'art qu'on admire en lui, ce sont ces écarts, cette fougue impétueuse & cet involontaire oubli de soimême qui enlève au spectateur le tems de l'examen & au critique le froid compas de l'analyse. Tel est le moment où il sort du tombeau de Ninus, venant de tuer Semiramis, croyant avoir frappé Assure; c'étoit le triomphe de la nature, aussi le frémissement étoit il universel . . . . . .

C'est ainsi que Mr Dorat dépeint ce même Le Kain dans le poême de la Déclamation, & c'est ainsi que je l'ai lû.

Il ne fut bien seconder que par l'actrice qui faisoit Semiramis & l'acteur qui faisoit le Chef des Mages. Mais ce qui ne fit pas une des moindres parties du spectacle ce fut Voltaire lui même, assis contre la première coulisse, en vue de tous les spectateurs, applaudissant comme un possédé, soit en frappant de sa canne, soit par des exclamations, de on ne peût pas mieux, ah! mon Dieu que c'est bien, soit en prêchant l'attendrissement d'exemple, portant sans cesse son mouchoir à ses yeux . . . . Il fut si peu maitre de son enthousiasme & de son admiration dans un moment où Ainias quitte la scène après avoir bravé Assure, que sans crainte de déranger toute l'illusion il courut après lui & le prit par la main sur le fond de la scène: on ne pouvoit pas faire un ambigu plus comique, car Voltaire ressemblait on ne peut pas mieux à ces vieillards de comédie, les bas roulés sur les genoux &, habillé suivant le Costume du bon vieux tems & ne pouvant se soutenir sur ses genoux tremblans que courbé sur sa Canne. Pour vous achever en peu de mots l'histoire de cette représentation, lorsque l'acteur qui vint annoncer la pièce eut fait toutes ses révérences, on vit tomber devant lui une couronne de laurier qui partait du parterre, au fond de laquelle étoit un papier sur lequel étoient écrit des vers à l'honneur de Le Kain, qu'on cria à l'acteur de lire à haute voix & qui me parurent très bien faits, mais trop remplis d'encens puisqu'ils débutaient par ce vers emphatique, Est-ce un home, est-ce un dieu qui paroit sur la scène? L'acteur annonça que Mr le Kain sensible aux applaudissemens qu'il devoit aux lumières du Public & au génie du sublime auteur des pièces où il avoit représenté, plus qu'à ses talens, se proposoit de faire encore le rôle d'Orosmane d^s une repⁿ de Zaïre qui se donneroit mardy pⁿ.