1766-03-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Je fais aussi des quiproquos, mes anges.
J'ai écrit une seconde lettre à mr Jabineau pour le conjurer de ne point tant révéler la turpitude des empereurs chrétiens, qui attachèrent de l'infamie à des choses estimables. J'ai tâché de faire voir qu'il y a une grande différence entre les mimes et les acteurs honnêtes; et si cette différence n'est pas assez marquée, j'ai prié mr Jabineau de ne pas inviter lui même le conseil à s'en apercevoir. Je lui ai dit que ce n'était pas à nous de montrer le faible de notre cause. Je comptais vous envoyer cettre lettre pour vous prier de l'appuyer; mais il est arrivé qu'on a adressé cette lettre à mr Gaillard, auteur de l'histoire de François premier. Il sera bien étonné qu'au lieu de le remercier de son histoire, je lui cite le code et le digeste.

Me permettrez vous, mes généreux anges, de vous adresser ma lettre pour mr Gaillard qui demeure rue du Cimetière st André des arts? Je tâche dans cette lettre de réparer la méprise et je le prie de renvoyer à mr Jabineau de la Voude, celle qui appartient à ce patron de l'académie dramatique.

Vous m'avez fait bien du plaisir en m'apprenant que mr le duc de Praslin ne désapprouvait pas mes petits projets. J'ai le bonheur de me trouver en tout, du même sentiment que mr Hennin, et vous jugez bien que son mérite en augmente beaucoup à mes yeux. Je me flatte que mr l'ambassadeur sera aussi un homme d'un vrai mérite et qu'il pensera comme moi.

La différence des religions ne mettra jamais d'obstacles aux acquisitions des genevois en France et n'y en a jamais mis; c'est ce que je vous prie instamment de dire à mr le duc de Praslin. Les génevois ne sont point aubains en France; ils jouissent de tous les privilèges des Suisses. Il n'y a pas longtemps même qu'un parent des Crammer voulait acheter la terre de Tournay et était prêt de s'accommoder avec moi. D'autres ont marchandé des domaines roturiers et s'ils n'ont pas conclu le marché, c'est uniquement parce qu'ils craignent l'humiliation de la taille et surtout la rigueur de la taille arbitraire.

En général les genevois n'aiment point la France et le moyen de les ramener, ce serait de leur procurer des établissements en France, supposé que le ministère juge que la chose en vaille la peine.

J'espère que bientôt mr Crommelin sera chargé de solliciter la protection de mr le duc de Praslin pour le succès de ce projet qui sera aussi utile à Genêve qu'à mon petit pays. Quant à ce droit négatif qui est assez obscur et que vous entendez si bien, je pense toujours qu'il faut que ce droit appartienne à mr le duc de Praslin qui par là deviendra le protecteur et le véritable maître de Genêve, car les genevois dans leurs petites disputes éternelles seront obligés de s'en rapporter aux médiateurs qui seront leurs juges à perpétuité, et qui ne décideront que suivant les vues du ministère de France.

Après avoir fait le petit jurisconsulte et le petit politique il faut parler du tripot. Le jeune ex-jésuite a toujours de grands remords d'avoir choisi un sujet qui ne déchire pas le cœur et qui ne prête pas assez à la pantomime. Plus ce jeune homme se forme, plus il voit combien les choses sont changées. Il s'aperçoit que la politique n'est pas faite pour le théâtre, que le raisonnement ennuie, que le public veut de grands mouvements, de belles postures, des coups de théâtre incroyables, de grands mots et du fracas. Mr de Chabanon m'a fait lire Virginie et Eponine, il est au dessus de ses ouvrages. Il en veut faire un troisième, mais il faut un sujet heureux, comme il fallait au cardinal Mazarin un général hourhoux; sans cela on ne tient rien.

Respect et tendresse.

V.