1766-03-01, de Pierre Michel Hennin à Voltaire [François Marie Arouet].

Il est très vrai M. que depuis que je suis à Geneve je roule dans ma tête le projet de rendre les genevois sujets du Roy pour l'utile, parce qu'il me paroit démontré que tout le monde y gagneroit, et que les négociations de ce genre sont assurément les plus importantes.
Je me suis persuadé que si j'ouvrois aux Genevois le Pays de Gex, j'identifierois ce peuple à la France, par le vieux principe que là où est le trésor, là est aussi le cœur. J'ai donc dit un mot de ce projet à M. le duc de Praslin pour prendre date, mais mon dessein étoit d'attendre la fin de la médiation, pour entamer une affaire qui ne sera pas sans difficultés. On peut s'attendre M. à trouver des oppositions de la part du Parlement de Bourgogne et des fermiers généraux. M. Fabry, qui est très fort dans notre sentiment sur le fond de cette affaire, travaille depuis longtems à libérer le pays de Gex des obstacles que la finance met à sa prospérité. Il pourra nous être très utile pour ceux que les préjugés de la magistrature feront naitre.

Mon avis seroit m. que tout genevois qui auroit eû son Père ou quelqu'un de ses ancêtres dans les premières places de l'Etat ne fût pas confondu avec le Roturier s'il achetoit une terre en France. Je voudrois qu'on fixât une expèce de taxe particulière pour tous les biens qui passeroient entre les mains des genevois de cette classe, de façon que sans jouir des prérogatives de la noblesse, les propriétaires n'eussent aucune des gênes de la Roture. Les Etats du Pays nommeroient un Receveur de cette taxe genevoise, et je suis bien sûr qu'elle seroit la plus exactement payée.

Je ne sçais pas m. si je pourrai engager mrs Lullin et Tronchin à aller dimanche à Ferney, mais tôt ou tard je tâcherai de les réunir chez vous, pour traiter un objet aussi important que cette contrée. Au reste les genevois ont très peu à faire en ceci. C'est à nous de leur ouvrir la porte, et ils entreront d'eux mêmes. Peut être ne seroit il pas à propos que cela se fit avec une sorte de publicité dans ce moment.

En attendant, je vais travailler à un mémoire pour être mis sous les yeux du Roy et de son conseil et je vous serai obligé de me communiquer vos idées. Vous savez qu'on ne sçauroit présenter trop de motifs pour faire adopter une nouveauté aux personnes accountumées à chercher d'abord les inconvéniens de tout ce qu'on leur propose. C'est et ce sera toujours l'esprit du ministère. S'il retarde quelquefois les progrès du bien, il arrête les efforts de l'intérêt particulier, et empêche que l'engoüement des faiseurs de projet et de leurs amis n'accumulent les changemens.

Peutêtre M. la présence de M. le Chr de Beauteville sera t'elle favorable au succès de cette affaire. Du moins ferai-je tout ce qui dépendra de moi pour la lui présenter sous l'aspect qui vous a frappé ainsi que moi. Puisque l'argent est devenu le point d'appui des états, il me semble que ceux qui aiment leur patrie doivent s'occuper de lui en procurer, et quel moyen plus honnête que d'inviter l'étranger opulent à confier ses fonds à notre terre?

Je m'estime heureux M. d'avoir à traiter une affaire qui vous intéresse ainsi que Mad. Denis; l'amitié ajoutera encore de la force à mes raisons, mais le meilleur moyen de réüssir en ceci comme en beaucoup d'autres choses, c'est de supposer que les obstacles seront grands et multipliés.

Si l'amitié m. ne se paye que par l'amitié, vous êtes dans l'ordre et je m'en félicite.

H.