12e mai 1766
L'un de mes anges m'a écrit une lettre toute remplie de raison, d'esprit, de bonté, et de choses charmantes.
Cela n'empêche pas que je ne trouve toujours l'âme immortelle placée entre les deux trous prodigieusement ridicule.
Il s'en faut beaucoup que le petit ex-jésuite ait négligé ses marauds du triumvirat, mais il pense que vos belles dames qui font dans Paris toutes les réputations, ne seront nullement touchées de ces gens de sac et de corde. Il a cru se tirer d'affaire par des notes historiques, et par une histoire de toutes les proscriptions de ce monde qui fait dresser les cheveux à la tête. Il prétend dans ces notes que la conspiration de Cinna n'a jamais existé, que cette aventure est supposée par Sénèque, et qu'il l'inventa pour en faire un sujet de déclamation. C'est un objet de critique pour quelques pédants, mais dont le public ne se soucie guère. Il reste donc persuadé qu'il ne trouvera point de libraire qui veuille donner cent écus de cette guenille, attendu que la Harpe n'en a pas pu trouver cinquante pour son beau Gustave Vasa. L'ex-jesuite vous enverra bientôt ses roués, et ses notes pédantesques. Il souhaite d'ailleurs passionnément que melle Dubois se forme, et que mr de Chabanon lui donne un beau rôle; mais il ne sait pas où est mr de Chabanon; il devait retourner à Paris au commencemt du mois, nous lui avons souhaité un bon voyage, et depuis ce temps nous n'avons plus de ses nouvelles.
A l'égard de la comédie de Genêve, c'est une pièce compliquée et froide, qui commence à m'ennuyer beaucoup. J'ai été pendant quelque temps avocat consultant, j'ai toujours conseillé aux Genevois d'être plus gais qu'ils ne sont, d'avoir chez eux la comédie, et de savoir être heureux avec quatre millions de revenu qu'ils ont sur la France. L'esprit de contumace est dans cette famille. Les natifs disent que je prends le parti des bourgeois; les bourgeois craignent que je ne prenne le parti des natifs. Les natifs et les bourgeois prétendent que j'ai eu trop de déférence pour le conseil. Le conseil dit que j'ai eu trop d'amitié pour les natifs et les bourgeois. Les bourgeois, les natifs et les conseils ne savent, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils font, ni ce qu'ils disent. Les médiateurs ne savent encore où ils en sont, mais j'ai cru m'apercevoir qu'ils étaient fâchés qu'on fût venu me demander mon avis à la campagne. J'ai donc déclaré aux conseils, bourgeois et natifs, que n'étant point marguillier de leur paroisse, il ne me convenait pas de me mêler de leurs affaires, et que j'avais assez des miennes. Je leur ai donné un bel exemple de pacification en m'accommodant pour mes dîmes avec mon curé, et finissant d'un trait de plume, à l'aide de quelques louis d'or, des chicanes de cent années.
Peut-être que mr le duc de Praslin parle quelquefois avec mr le duc de Choiseul des tracesseries genevoises. En ce cas, je le supplie de vouloir bien me recommander, ou me faire recommander à mr le chevalier de Beautteville. J'attends cette grâce de vous mes divins anges; car non seulement, plusieurs morceaux de mes petites terres sont enclavés dans le petit territoire de la parvulissime république, mais j'ai tous les jours de petits droits à discuter avec elle; car vous noterez qu'elle n'a guère plus de terrain en France que j'en ai. Chose étonnante que la liberté! Il y a vingt villes en France beaucoup plus peuplées que Genêve. Qu'il y ait un peu de dissension dans une de ces vingt villes on envoie des archers. Qu'il y ait une petite discussion à Genêve, on y envoie des ambassadeurs!
Vous ferez mes anges une très belle et bonne action, non seulement de faire recommander mes petits intérêts à mr de Beautteville, mais surtout de l'engager à garder pour lui ce droit négatif dont nous avons tant parlé. C'est une manière si naturelle et si honnête d'être maître de Genêve sans le paraître; ce tempérament est si convenable; il sera si utile de disposer de Genêve dans les guerres qu'on peut avoir en Italie qu'il ne faut pas assurément manquer cette précaution. Vous y êtes même intéressé comme Parmesan, vous êtes puissance d'Italie. Henri 4 vous a ôté le marquisat de Saluce que vous auriez bien par la suite perdu sans lui; ne manquez pas l'occasion de vous assurer un jour de Genêve. La Corse dont vous vous êtes mêlés vous était bien moins nécessaire. Il me semble que mr le duc de Praslin approuvait cette idée, il la fera goûter sans doute à mr le duc de Choiseul. C'est une négociation dont il faut que vous ayez tout l'honneur; la maison de Parme en aura peut-être un jour tout l'avantage.
L'encyclopédie me paraît un peu vexée à Paris; je crois que c'est une sage précaution du ministère qui ne veut pas donner de prise à mrs du clergé. Il y a dans ce livre d'excellents articles qu'il serait bien triste de perdre. L'ouvrage est en général un coup de massue porté au fanatisme. L'ex-jésuite lui porte quelquefois des coups de stylet; il faut attaquer ce monstre de tous les côtés et avec toutes les armes. Ne craignons point de répéter ce qu'il est nécessaire de savoir; il y a des choses qu'il faut river dans la tête des hommes à coups redoublés. Je ne m'en mêle pas, comme vous le croyez bien; mais j'apprends avec une grande consolation que plusieurs avocats travaillent à ce procès; vous n'en serez pas fâché, vous qui êtes au rang des meilleurs juges.
Je me mets au bout de vos ailes avec mon culte ordinaire.