1766-05-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

J'aime beaucoup mieux, mes divins anges, vous parler des proscriptions de Rome, que des tracasseries de Genève qui probablement vous ennuient beaucoup.
Mon petit ex-jesuite craint qu'il n'en arrive autant aux tracasseries de Fulvie. Il y avait longtemps qu'il était embarrassé de cette Fulvie et de ce petit Pompée qui manquaient tous deux leur coup au même moment. Nous avions sur cela l'un et l'autre beaucoup de scrupule. Enfin, nous avons changé cet endroit, et je crois que nous nous sommes tirés d'affaire assez passablement. Nous avons soigné le style autant que nous l'avons pu, nous sommes assez contents des notes qui nous paraissent instructives et intéressantes pour ceux qui aiment l'histoire romaine. Nous retouchons la préface, ou plutôt nous l'accourcissons beaucoup. Nous comptons dans quinze jours soumettre le tout à votre tribunal, mais nous sommes persuadés que ce ne sera qu'à la longue que l'ouvrage pourra parvenir, je ne dis pas à être goûté, mais un peu connu du public.

Nous avons en vue un petit libraire qui pourra donner cent écus à le Kain, et si nous les obtenons, nous croirons en avoir tiré un bon parti; mais nous ne voulons rien faire sans votre approbation.

Les affaires de Genève ne fourniront jamais un sujet de tragédie, pas même celui d'une farce. Vous savez que j'ai toujours été extrêmement éloigné de jouer ma partie dans ce tripot; vous savez que dès que vous eûtes la bonté de m'envoyer la consultation de votre avocat je la remis à mr Hénnin dès le moment de son arrivée; je ne voulais que la paix, sans prétendre à l'honneur de la faire, il est bien ridicule que j'aie eu depuis des tracasseries pour un compliment; mais quand on a affaire à des esprits effarouchés et inquiets on s'expose à voir les démarches les plus simples et les plus honnêtes, produire les soupçons les plus injustes. Je vous prédis encore que jamais on ne parviendra à la plus légère conciliation entre les esprits genevois. On pourra leur donner des lois, mais on ne leur inspirera jamais la concorde. Je ne change point d'opinion sur la manière dont toute cette affaire doit finir; mais je me garde bien de vous presser d'être de mon avis.

Je compte toujours sur la protection de mrs de Praslin et de Choiseul dont je vous ai l'obligation; et c'est une obligation assez grande. J'attendrai tranquillement la décision des plénipotentiaires; et quelque intéressé que je sois par bien des raisons à l'arrêt qu'ils doivent rendre, je ne chercherai pas même à pressentir leur manière de penser. Je voudrais trouver un moyen de vous envoyer la petite collection qu'on a faite des lettres de Baudinet et de mr Covelle. Cela me paraît plus amusant que les querelles sur le droit négatif. Je vous jure avec un ton très affirmatif, mes chers anges, que vos bontés font la consolation et le charme de ma vie.

V.