27e janv: 1766
Comme mes anges m'ont paru avoir envie de lire quelques unes des lettres de mrs Covelle et Baudinet, je vous en envoie une que j'ai retrouvée.
Je m'imagine peut-être mal à propos qu'elle vous amusera. Je suis un franc provincial qui crois qu'on peut s'occuper à Paris de ce qui se passe dans son village. Vous ne serez point surpris que mr Baudinet qui demeure à Neufchatel ait donné quelques louanges adroites à son souverain. Vous saurez de plus que ce souverain lui écrit souvent, et que mr Baudinet qui peut-être n'est pas trop dans les bonnes grâces de la prêtraille, doit se ménager des retraites et des appuis à tout hasard. Le prince qui lui écrit lui mandait que depuis quelques années il s'est fait une prodigieuse révolution dans les esprits en Allemagne, et que l'on commence même à penser en Boheme et en Autriche, ce qui ne s'était jamais vu. Les esprits s'éclairent de jour en jour depuis Moscou jusqu'en Suisse.
Vous voyez que la philosophie n'est pas une chose si dangereuse, puisque tant de souverains la protègent sous main, ou l'accueillent à bras ouverts. Je vous assure qu'on rirait bien dans l'étendue de deux ou trois mille lieues où notre langue a pénétré, si on savait qu'il n'est pas permis de dire en France que ste Genevieve ne se mêle pas de nos affaires. On aurait bien raison alors de penser que les Welches arrivent toujours les derniers. Il faudra bien pourtant qu'ils arrivent à la fin, car l'opinion gouverne le monde, et les philosophes à la longue gouvernent l'opinion des hommes.
Il est vrai qu'il y a un certain ordre de personnes auxquelles on donne une éducation bien funeste; il est vrai qu'on combattra la raison autant qu'on a combattu les découvertes de Neuton et l'inoculation de la petite vérole, mais tôt ou tard il faut que la raison l'emporte. En attendant, mes divins anges, je vous supplie de m'avertir si jamais il passe quelque idée triste dans la tête de certaines personnes qui peuvent faire du mal. Je connais des gens qui ne manqueraient pas de prendre leur parti sur le champ.
J'ai grande impatience que vous entreteniez notre docteur Tronchin. Dites moi donc, je vous en prie, qui vous enverrez à votre place à Genêve. Quel qu'il puisse être dieu m'est témoin combien je vous regretterai. On dit que c'est mr le chevalier de Beauteville. On ne pouvait, en ne vous nommant pas, faire un meilleur choix. Etant d'ailleurs ambassadeur en Suisse, il est presque sur les lieux et doit connaître parfaitement le tripot de Genève.
Respect et tendresse.
V.