13 avril 1766
Nous avons reçu, monsieur, votre lettre du 6 avril.
Nous avons été très affligés d'apprendre que vous avez été malade. Nous attendons avec impatience le paquet que vous nous annonciez par la diligence de Lyon. Cela sera très important pour nos affaires auxquelles vous daignez vous intéresser. Nous avons vu à la campagne m. de Voltaire qui vous aime bien tendrement et qui nous a chargés de vous assurer qu'il vous sera attaché toute sa vie. Il nous a paru en assez mauvaise santé et un peu vieilli.
Nous ne manquerons pas de faire venir de Suisse le recueil des lettres des sieurs Covelle, Beaudinet et Montmollin. En attendant voici une pièce assez singulière et qui est très authentique. Nous en avons reçu quelques exemplaires de Neufchatel et ils ont été débités sur le champ.
Tous les souscripteurs pour l'encyclopédie ont reçu leurs volumes dans ce pays. Nous ne concevons pas comment vous n'avez pas les vôtres à Paris. On trouve en général l'ouvrage très sagement écrit et fort instructif. Il est à croire que sous un gouvernement aussi éclaire que le vôtre la calomnie et le fanatisme ne priveront pas le public d'un livre si nécessaire et qui fait honneur à la France.
On nous mande qu'il y a un arrangement pris entre m. le chancelier et m. de Fresnes et que celui-ci sera nommé chancelier.
Pour nous autre genevois, soit que m. le duc de Choiseul reprenne les affaires étrangères ou que m. le duc de Praslin les garde, nous sommes également reconnaissants envers le roi qui daigne vouloir pacifier nos petits différends. C'est un procés qui se plaide avec la plus grande tranquillité et la plus grande décence. Tous les citoyens sont également contents des médiateurs et surtout de m. le chevalier de Beauteville qui nous écoute tous avec la plus grande affabilité et avec une patience qui nous fait rougir de nos importunités. Nous avons le bonheur d'avoir pour résident un homme de lettres très instruit qui aime tous les arts. Il est dans l'intention de se fixer parmi nous car il a fait venir une bibliothèque de plus de 6000 volumes; c'est un homme qui pense en vrai philosophe, ami de la paix et de la tolérance, et ennemi de la superstition. Le nombre de ceux qui pensent ainsi augmente prodigieusement tous les jours et dans la Suisse comme ailleurs. Nous eûmes il y a quelque temps un avocat général de Grénoble qui vint voir notre ville. C'est un jeune homme très éclairé qui a de l'horreur pour la persécution.
Dans mon dernier voyage à Montpellier, nous trouvâmes, mon frère et moi, beaucoup de gens qui pensent aussi sensément que vous; et nous bénissons dieu des progrès que fait cette sage philosophie véritablement religieuse, qui ne peut avoir pour ennemis que ceux du genre humain. Le bas peuple en vaudra certainement mieux quand les principaux citoyens cultiveront la sagesse et la vertu. Il sera contenu par l'exemple qui est la plus belle et la plus forte des vertus. Il est bien certain que les pélerinages, les prétendus miracles, les cérémonies superstitieuses ne feront jamais un honnête homme. L'exemple seul en fait, et c'est la seule manière d'instruire l'ignorance des villageois. Ce sont donc les principaux citoyens qu'il faut d'abord éclairer. Il est certain par exemple que si à Naples les seigneurs donnaient à dieu la préférence qu'ils donnent à st Janvier, le peuple au bout de quelques années se soucierait fort peu de la liquéfaction dont il est aujourd'hui si avide. Mais si quelqu'un s'avisait à présent de vouloir instruire ce peuple napolitain, il se ferait lapider. Il faut que la lumière descende par degrés; celle du bas peuple sera toujours fort confuse. Ceux qui sont occupés à gagner leur vie, ne peuvent l'être d'éclairer leur esprit. Il leur suffit de l'exemple de leurs supérieurs.
Adieu, monsieur, toute notre famille s'intéresse bien vivement à votre santé, et à votre bien-être. Nous désirerions pouvoir imprimer quelques uns de ces beaux ouvrages qu'on fait quelquefois dans votre patrie pour la perfection des mœurs et de la raison.
Nous sommes avec les sentiments les plus inaltérables, monsieur, vos très humbles & très obéissants serviteurs,
Les frères Boursier