15 jar 1766
Mon cher ami, j'ai reçu vos deux lettres du 6 et du 9 de ce mois, et je réponds d'abord à l'article de Merlin.
Son correspondant, pressé d'argent, est venu trouver mon ami Wagnière, qui lui a prêté cinq cents francs, moyennant quoi ledit correspondant a donné un billet de cinq cents livres de Merlin, payable à l'ordre dudit Wagnière. Cela s'arrangera vers les échéances. Je compte que, tout philosophe que vous êtes, vous avez de l'ordre, étant employé dans les finances.
Ce monstre de vanité et de contradictions, d'orgueil et de bassesse, Jean Jaques Rousseau, ne réussira certainement pas à mettre le trouble dans la fourmilière de Geneve, comme il l'avait projeté. Je ne sais si on l'a chassé de Paris comme le bruit en court ici, et s'il s'en est allé à quatre pattes ou avec sa robe d'Armenien. Figurez vous qu'il m'avait imputé son bannissement de l'état de Berne, pour me rendre odieux au peuple de Geneve. J'ai heureusement découvert et hautement confondu cette sourde imposture. Je sais bien que tout homme public, à moins qu'il ne soit homme puissant est obligé de passer sa vie à réfuter la calomnie. Les Frerons et les Pompignans qui m'ont accusé d'ètre l'auteur du dictionnaire philosophique, n'ont pas réussi, puisque les noms de ceux qui ont fait la plupart des articles, sont aujourd'hui publiquement connus.
Il en est de même des lettres des sieurs Covelle, Beaudinet, Montmollin, &a à l'occasion des miracles de Jean Jaques et de je ne sais quel cuistre de prédicant. On m'impute plusieurs de ces lettres; mais, dieu merci, m. Covelle m'a signé un bon billet par lequel il détruit cette accusation pitoyable. Il m'a fallu prévenir la rage des hypocrites qui me persécutent encore à Versailles, et qui veulent m'opprimer à l'âge de 72 ans sur le bord de mon tombeau. On en parlait il y a quelques mois devant les syndics de nos états de Gex. Les curés de mes terres y étaient avec quelques notables. Ils me connaissent; ils savent que j'ai fait un peu de bien dans la province, et que je ne me suis pas borné à remplir tous les devoirs de chrétien et d'honnête homme. Ils signèrent un acte authentique et ils me l'apportèrent à mon grand étonnement. Il est trop flatteur pour que je vous le communique; mais enfin il est trop vrai pour que je n'en fasse pas usage, dans l'occasion, et que je ne l'oppose comme uné égide aux coups que la calomnie couverte du masque de la dévotion voudra me porter.
J'attends tous les jours le ballot de Fauche. Je n'entends point parler des boîtes que vous m'aviez promises par le carosse de Lyon, à l'adresse de mm. Lavergne père et fils, banquiers à Lyon. Je ne sais plus ce que fait Bigex.
Tronchin part le 24. Je me flatte, mon cher ami, qu'il raccommodera votre estomac, lequel n'a pas soixante-douze ans comme le mien.
Je ne vous parle point de m. de Villette; je ne réponds point de sa conduite. Il m'a paru aimable; il m'a gravé, il a fait des vers pour moi. Je ne l'ai point gravé, j'ai répondu à ses vers: il faut être poli. Je ne suis point poli avec vous, mon cher ami, mais je vous aimerai tendrement jusqu'à mon dernier soupir.