20e janvier 1766
Voilà donc qui est fait, j'aurai la douleur de mourir sans vous avoir vus: vous me privez mes cruels anges de la plus grande consolation que j'aurais pu recevoir.
Je ne vous alléguerai plus de raisons, vous n'entendrez de moi que des regrets et des gémissements. Quel que soit le ministre médiateur que mr le duc de Praslin nous envoie, il sera reçu avec respect, et il dictera des lois. Si je pouvais espérer quelques années de vie, je m'intéresserais beaucoup au sort de Genêve. Une partie de mon bien est dans cette ville, les terres que je possède touchent son territoire, et j'ai des vassaux sur son territoire même.
Il est d'ailleurs bien à désirer qu'un arrangement projeté avec les fermes générales, réussisse, qu'on transporte ailleurs les barrières et les commis qui rendent ce petit pays de Genêve ennemi du nôtre, qu'on favorise les Genevois dans notre province, autant que le roi de Sardaigne les a vexés en Savoie, qu'ils puissent acquérir chez nous des domaines en payant un droit annuel équivalant à la taille, ou même plus fort, sans avoir le nom humiliant de la taille. Le roi y gagnerait des sujets, le prodigieux argent que les Genevois ont gagné sur nous refluerait en France en partie, nos terres vaudraient le double de ce qu'elles valent. Je me flatte que mr le duc de Praslin voudra bien concourir à un dessin si avantageux. Je ne me repentirais pas alors de m'être presque ruiné à bâtir un château dans ces déserts.
Je ne saurais finir sans vous dire encore que je n'ai aucune part aux plaisanteries de mr Baudinet, et de mr Montmolin. Soyez sûr d'ailleurs que s'il y a encore des cuistres du seizième siécle dans ce pays-ci, il y a beaucoup de gens du siécle présent; ils ont l'esprit juste, profond, et quelquefois très délicat.
Il n'y a point à présent de pays où l'on se moque plus ouvertement de Calvin que chez les calvinistes, et où l'esprit philosophique ait fait des progrès plus prompts; jugez en par ce qui vient de se passer à Genêve; un peuple tout entier s'est élevé contre ses magistrats, parce qu'ils avaient condamné le vicaire savoyard. Il n'y a point de pareil exemple dans l'histoire depuis 1766 ans.
Ceux qui ont eu part au dictionnaire philosophique sont publiquement connus. Je sais bien qu'on a inséré dans ce livre plusieurs passages qu'on a pris dans mes œuvres, mais je ne dois pas être plus responsable de cette compilation dont on a fait cinq éditions, que de tout autre livre où je serais cité quelquefois. Si on avait l'injustice barbare de me persécuter pour des livres que je n'ai point faits, et que je désavoue hautement, vous savez que je partirais demain, et que j'abandonnerais une terre dont j'ai banni la pauvreté, et une famille qui ne subsiste que par mois seul. Vous savez qu'il m'importe bien peu que les vers du pays de Gex ou d'un autre fassent de mauvais repas de ma maigre figure. Les dévots sont bien méchants, mais j'espère qu'ils ne seront pas assez heureux pour m'arracher à la protection de mr le duc de Praslin, et pour insulter à ma vieillesse.
Les tracasseries de Genêve sont devenues extrêmement plaisantes. M. Hénin qui en rit comme un homme de bonne compagnie qu'il est, en aura fait rire, sans doute, mr le duc de Praslin. On se fait des niches de part et d'autre avec toute la circonspection et toute la politesse possible. Ce n'est pas comme en Pologne où l'on tire un sabre rouillé à chaque argument de l'adverse partie. Ce n'est pas comme dans le canton de Switz où l'on se donne cent coups de bâtons pour donner plus de poids à son avis. On commence à plaisanter à Genêve, on dit que les syndics usent du droit négatif avec leurs femmes, attendu qu'ils n'en ont point d'autre. Le monde se déniaise furieusement, et les cuistres du 16e siécle n'ont pas beau jeu.
L'ex-jésuite vous enverra ses guenillons à pâques; il est malade par le froid horrible qu'il fait en Sibérie. Nous nous mettons lui et moi sous les ailes de nos anges.